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A PROPOS DE LA "CRUX BERNARDI VICECOMITIS"

 

 

Louis GOULPEAU

1 rue des Sœurs, 56270, Ploemeur

 

 

 

            Lors de l’étude publiée en 2002/2003 sur la stèle épigraphe de Kervanguen en Lanester [Goulpeau (2002/2003)] et pour appuyer l’hypothèse d’une éventuelle utilisation de celle-ci afin de marquer une limite des terres appartenant au monastère de Saint-Guénael tout proche, nous avions proposé comme exemple le texte d’un acte (notice n°XCIII) du cartulaire de Sainte-Croix de Quimperlé [Maitre et Berthou (1896)]. Rappelons pour mémoire le début de ce texte.

             Riuallonus vicecomes, Bernardi predicti filius, et Riuallonus filius suus et Azelice filia sua dederunt terram, a fine Latdrum fluvii usque ad crucem Bernardi vicecomitis, in perpetuum possidendam, abbatie Kemperelegiensi. Guenlodoe filia Haelgoret filii Perenes, que erat heres terre illius, et filii ejus Herueus et Riuuallonus hoc donum concesserunt ; …..

             Le vicomte Riuallon (fils de Bernard), son fils Riuallon et sa fille Azelice font donation à l’abbaye de Quimperlé (Sainte-Croix), en possession perpétuelle, d’une terre allant depuis une rivière (Latdrum fluvii) jusqu’à la "croix du vicomte Bernard". D’autre part, Guenlodoe et ses fils Hervé et Riuuallon, qui sont dans la dépendance du vicomte et détiennent des droits héréditaires sur cette terre donnent leur consentement à cette donation.

            Il est aisé d’identifier la rivière avec le Ster Laeron ou Laër (également appelé Inam – carte IGN 0719O), affluent de droite de l’Ellé. Le confluent, à 3 km au sud du Faouet, se situe juste au-dessous du site défensif terroyé de Keruran (plutôt bien conservé) qui le domine de 40 mètres , perché au-dessus de lui sur le coteau boisé de la rive gauche. Un peu plus haut, le cours de l’Inam, qui marque la limite entre Gourin et Guiscriff, passe entre le manoir de Menguionnet et la motte de Gossal (proche du château de Kerandraon). Par contre, situer l’emplacement des terres concernées par cette donation et donc la dite croix le long de ce cours d’eau et très probablement en Guiscriff ou Gourin (vue la teneur des notices qui encadrent la n°XCIII), est un tout autre problème que nous allons essayer d’aborder.

            Nous aurions pu prendre également comme exemple le cas de la stèle épigraphe de Pen-er-Pont [située à l’entrée de l’isthme menant à Locoal (56)] qui porte l’inscription Crouxx Prostlon. La tradition identifie cette personne avec Prostlon, fille de Salomon et épouse de Pascuethen (morte en 875). Il a été proposé de voir dans cette stèle la limite des terres du prieuré de Saint-Goal (relevant de l’abbaye de Redon), hypothèse que renforce l’existence d’une seconde stèle située au sud de l’église et dite stèle du Couédo (anépigraphe celle-là). Là, ce sont les stèles qui sont connues mais les sources sont muettes quant à leur raison d’être.

 

 

 

             A) Identification des donateurs et de leur lignée

             Commençons par nous intéresser à l’identité des donateurs, ce qui devrait nous permettre de les situer au sein de la noblesse cornouaillaise et en conséquence dans la chronologie de l’époque (XIe-XIIe siècle). Pour cette partie, nous nous aiderons des travaux de Quaghebeur sur les principales lignées de la noblesse de Cornouaille entre les IXe et XIIe siècles [Quaghebeur, (2001)]. Après analyse approfondie des listes de donateurs, de signataires ou de témoins dans les actes des cartulaires bretons à notre disposition (abbayes de Landévennec, de Redon, de Quimperlé, de Locmaria ou église cathédrale de Quimper) et en utilisant les règles de transmission à l’époque médiévale et au sein de chaque lignage des titres et des noms qui leur sont propres et ainsi que de l’emprunt de certains noms appartenant à d’autres lignage lors d’alliance ou de filiolage, cet auteur a pu proposer une reconstitution convaincante des principaux lignages de Cornouaille. Nous avons synthétisé en un tableau unique (ci-dessous) trois de ceux-ci parmi les plus importants.

            En premier lieu et sur la gauche du tableau, nous donnons la lignée des comtes de Cornouaille commençant avec Budic à la fin du Xe siècle. A la suite d’une politique fort judicieuse d’alliances lignagères menée par Benoît puis Alain Canhiart et avec le décès prématuré en 1066 de Conan II dernier duc de la maison de Rennes, cette lignée devient avec Hoel (marié à Havoise, sœur de Conan) celle des ducs de Bretagne. Ce lignage nous servira, à titre indicatif, de base chronologique pour situer les membres des autres familles.

            Il n’est pas inintéressant de signaler la découverte récente (dans les sables de la plage Sainte-Anne à l’est de Douarnenez) d’une première monnaie (restée unique à ce jour) de Budic premier comte de Cornouaille [Dizerbo et Dhénin (2001)]. La titulature abrégée au droit de cette petite monnaie est : BVDICO CO(rnvalis) CON(e)S (pour Comes). Elle entoure une croix aux bras largement pattés (proche de la croix de Malte et décrite "en quatre triangles appointés" par Dhénin) (figure 1). Cette forme de croix, «qui n’existe pas dans la numismatique française», est par contre semblable en tous points à celles que l’on trouve gravées sur de nombreuses stèles anciennes de Bretagne [voir Légevin en Nostang (56) ou Ste-Anne à Branderion (56) par exemple] ou à de nombreuses croix taillées du Léon ou de Cornouaille entre autres.

 

Figure 1 – Recto et verso de la monnaie de Budic, comte de Cornouaille.

            En second (au centre du tableau) figure le lignage de la branche cadette de la famille comtale de Cornouaille qui commence avec Alfred, frère de Budic. Elle est constituée de la parentèle des comtes, formant le noyau de leur Maison et donc au service rapproché de leur pouvoir. On les retrouve à côté de ceux-ci et souvent juste après eux dans les listes comme signataires ou témoins de chartes importantes. Or ce lignage nous concerne directement parce qu’il se trouve lié par alliance matrimoniale avec celui qui nous intéresse. Hodierne, arrière-petite-fille d’Alfred (frère de Budic) est donnée en mariage à Tangui, vicomte de Poher qui se trouve être le grand-père de notre vicomte Riuallon.

            Par commodité et pour éviter certaines ambiguïtés dans l’exposé, nous donnons selon l’habitude un numéro d’ordre à chaque titulaire d’un même honor portant un même nom. Cette pratique qui deviendra habituelle par la suite mais beaucoup plus tard, n’apparaît jamais dans les actes officiels à l’époque qui nous concerne. On essaie alors de contourner la difficulté en précisant les ascendants (parfois les descendants) mais de nombreuses incertitu-des demeurent pour nous aujourd’hui. Par exemple, dans le lignage des vicomtes de Poher analysé ci-dessous et figurant à droite dans notre tableau, il y a deux vicomtes nommés Riuallon qui sont fils d’un vicomte Bernard, mais seul Riuallon (II) a un fils qui porte le même nom que lui (voir l’énoncé des donateurs dans l’acte XCIII donné plus haut). De même, il y a deux vicomtes nommés Tangui qui sont fils d’un vicomte Bernard, mais seul Tangui (II) a un fils nommé Riuallon, etc… Etudions maintenant comment on a pu reconstituer ce lignage des vicomtes de Poher.

            Partons de la charte C.Q. - XCII, qui nous fait découvrir (<1114) un vicomte Tangui (I), marié à Hodierne et père de Bernard. Il ne faut surtout pas le confondre avec Tangui fils de Guégon et père de Guillaume et Rivallon, seigneur d’Hennebont. Pour qu’apparaisse ce nomen dans la lignée vicomtale de Poher, faut-il envisager une descendance directe depuis le comte Tangui gendre d’Alain le Grand ou à une date plus basse y a-t-il eu une alliance entre les lignées d’Hennebont [vicomte de Vannes ( ?)] et de Poher. On retrouve ce même vicomte Tangui comme témoin de la charte LXXII vers cette même date. Détail intéressant, il est précisé dans la charte CCCLXXVII du cartulaire de Redon (signée entre 1105 et 1107), dans laquelle il apparaît en tant que donateur, qu’il est : Tangicus uicechomes de Poher et c’est la seule fois qu’on voit le titre énoncé sous cette forme ; parmi les témoins sont présents Bernard et Elie ses fils ainsi qu’Alfred fils de Diles donc son beau-frère (lignage cadet de Cornouaille).

            Il n’y a pas d’acte de donation effectuée par Bernard fils du vicomte Tangui (I). De plus, le vicomte Bernard témoin lors de la donation (charte CXI du cartulaire de Quimperlé), effectuée le 1er août 1088 par la duchesse Constance (épouse d’Alain IV), ne peut être que Bernard (II) père de Tangui (I) et sûrement pas le fils de celui-ci. Nous pouvons identifier sans ambiguïté ce Bernard (III) comme le fils de Tangui (I) [grâce à la charte (C.Q. – XCII) datée de 1088-1114] puis comme le père de Tangui (II) [par la charte (C.Q. – XCVI) datée de 1163-1186] et de Riuallon (II) [par la charte (C.Q. – XCIII) datée également de 1163-1186]. Il y a largement la place pour caser Bernard (III) en tant que vicomte bien que nous ne possédions pas de source pour attester cet honor. Le problème est que l’intervalle chronolo-gique est tel (aucun acte assuré marquant une étape entre 1114 et 1163 soit une cinquantaine d’années ou deux générations) qu’il y a la place pour loger un autre vicomte s’appelant alors obligatoirement Bernard pour être soit fils de Tangui (I) soit le père de Tangui (II) et de Riuallon (II). Admettons qu’il n’y ait bien qu’un vicomte Bernard (III).

            Notre seconde étape va donc concerner les petits-fils du comte Tangui (I) donc les deux fils de Bernard (III). En premier lieu, l’aîné Tangui (II) nous est connu avec le titre de vicomte par la charte [(C.Q. – XCVI) rédigée entre 1163 et 1186] où nous apprenons qu’il est marié à Azenor et a deux fils Bernard et Henri. Une importante remarque s’impose. Son épouse porte un nom qui n’est pas breton mais plutôt roman et renvoie peut-être à un lignage angevin ; quant au nom d’Henri donné à son second fils, il est également étranger à la province. Comme de plus le titre de vicomte semble échapper à sa descendance pour passer sur les épaules de son frère cadet (Riuallon II) puis du fils de celui-ci, on est en droit de se demander avec Quaghebeur s’il n’a pas été influencé dans le conflit qui s’engage alors entre lignée ducale bretonne et Plantagenêt, par le parti de la famille de son épouse et n’a pas opté pour le "camp anti-breton". Cette rupture de la fidélité due à son dominus aurait alors été payée au prix fort. Le titre passa à son frère Riwallon (II) qui nous est connu par l’acte [(C.Q. - XCIII) rédigé également entre 1163 et 1186] étudié ici mais également par les actes [C.Q. – LXXXIV et C.Q. - XCIV] rédigés tous deux dans ce même intervalle de temps. Ils nous enseignent que le vicomte Riuallon (II) était marié à Guilder (fille d’Haelgomarc’h) et avait un fils nommé Riuallon et une fille Azelice. Ce fils Rivallon (III) est quant à lui donné comme vicomte dans des actes postérieurs situés à la fin du XIIe siècle ou au début du XIIIe siècle.

            On connaît donc l’ensemble du lignage depuis Bernard (II) en 1088 jusqu’à Rivallon (III) au début du XIIIe siècle. Mais est-il possible de remonter plus haut vers la source. C’est un acte extérieur à la Cornouaille qui nous donne peut-être l’identité et le titre du père de Bernard (II) puisqu’on découvre un vicomte Riwallon auprès de Hugues, évêque de Tréguier lors de la donation faite en 1086 à l’abbaye du Mont-Saint-Michel (dom Morice) d’une terre d’Hyrglas provenant du patrimoine personnel de l’évêque, "cum villa de Treveruer" (d’après une bulle ultérieure de confirmation des possessions de cette abbaye par le pape Alexandre III). Or le domaine de Tréveruer où fut par la suite établi un prieuré du Mont-Saint-Michel est situé près de la commune d’Elliant (29). La présence de Riuallon, hors de Cornouaille lors de l’enregistrement de cette donation, se justifierait alors par la nécessité d’une caution officielle de la part d’un des optimates du comté auquel appartenait la terre concédée.

            Remonter plus haut serait hasardeux d’autant qu’avant l’époque de Budic comte de Cornouaille, l’honor vicomtal de Poher semble avoir été détenu par le vicomte Diles (lui-même fils d’un vicomte Diles), oncle maternel de Budic et d’Alfred, lequel apparemment resta sans descendance. La transmission de l’honor à un nouveau lignage se serait alors faite dans des conditions qui nous échappent totalement. Le premier vicomte Bernard de notre tableau est donc conjectural [tableau 14, p. 286 dans Quaghebeur (2001)].

             B). Quel aspect pouvait présenter la Crux Bernardi vicecomitis ?

             Le problème qui se pose maintenant est de chercher à déterminer auquel des 3 vicomtes Bernard de la lignée de Poher la croix fait référence, parce que compte tenu de l’évolution estimée des formes prises par ces croix au haut moyen-âge puis au Moyen-Âge, la date peut présenter quelqu’importance.

            Après être allé étudier sur le terrain toutes les stèles gravées d’une croix et d’une inscription de Bretagne [voir Davis et al. (2000) puis Paulet (2003-2004)], puis les stèles anépigraphes du Morbihan également gravées d’une croix [Paulet (2003-2004)] et la plupart des croix taillées les plus anciennes dans une large partie de la facade sud de la Bretagne , les membres du groupe "Haut-Moyen-Âge en Bretagne" de la S.A .H.P.L. ont vu se dessiner une évolution chronologique des formes, tant des stèles-supports que des croix gravées puis des croix taillées. Sans être contraignante, cette typologie semble quand même un bon indicateur.

          a). En premier lieu, apparaissent des stèles protohistoriques de forme haute, récupérées puis gravées généralement en creux d’une croix et d’une inscription se développant le plus souvent verticalement (8 cas sur les 11 recensés). Deux stèles cannelées à inscription des Côtes d’Armor ne possèdent pas de croix gravées (Ste-Tréphine et Louannec). La forme des croix gravées peut varier : croix pattée sur hampe [6 exemplaires –cf Paulet (2003-2004)], croix pattée sans hampe (1 exemplaire = Landunvez), croix latine avec l’extrémité des bras pattée (2 exemplaires). Il est intéressant de noter que les inscriptions peuvent se répartir grossièrement en deux familles.

La plus nombreuse de celles-ci (7 cas dont 6 dans le Morbihan) commencent par crux, crox, croux ou lapidem suivi d’un ou deux anthroponymes. Ce sont :

* Kervily à Languidic (56) Crox Harenbili …. fil ….
* Kervanguen à Lanester (56)    Crox …inet fil ….
* Pen er Pont à Locoal-Mendon (56) Croux Prostlon
* Langombrac’h à Landaul (56) Crux Britou et mulier  … Drilec …
* Sainte-Tréphine (22) Crux Mihael
* Saint-Gonvel en Landunvez (29) Hec Crux Budnouenous abbax …
* Mané Justis en Crac’h (56) Lapidem Heranhuen fil Heranhal …

              Dans la seconde famille (4 exemplaires), l’inscription ne comporte qu’un anthroponyme parfois avec filiation.

                Ce sont :

* Plumergat (56) Rimoete
* Lanrivoaré (29) Gallmau
* Plouagat (22) Uormuini
* Louannec (22) Desideri fili Bodognus

                                                 

                                                

           Il est troublant de retrouver dans la forme même de l’énoncé retenu dans la charte étudiée ici (C.Q. – XCIII), «usque ad Crucem Bernardi vicecomitis», l’exacte structure adoptée dans les inscriptions de la première famille des stèles gravées. Cela n’implique pas pour autant que cet énoncé ait été gravé dans la pierre, sur une stèle ou une croix matérialisant la limite de la terre concédée par Riuallon à l’abbaye Sainte Croix de Quimperlé. Mais cela peut entraîner que dans la manière officielle ou populaire employée pour décrire la matérialité de cette limite, l’expression soit passée dans le langage courant, même s’il s’agit d’une stèle gravée seulement d’une croix et non d’une croix réellement taillée comme nous l’entendons aujourd’hui.

            L’intervalle chronologique durant lequel on voit apparaître cette première famille de croix (gravées en creux sur stèles et avec inscription) pourrait s’étaler en gros du VIIe siècle à la fin du IXe siècle.

          b). Dès la fin de cet intervalle chronologique et très probablement avec un large recouvrement (IXe siècle peut-être) pour aller jusqu’au XIe siècle, on voit apparaître (au moins dans le Morbihan) des stèles assez proches mais anépigraphes [Paulet (2003-2004)]. Elles portent encore d’assez belles croix pattées sur hampe mais on passe insensiblement pour les stèles des formes hautes [Languidic (56) – Kergonan, Saint-Jean-Brévelay (56) – chapelle du Moustoir, Plouharnel (56)] à des formes souvent plus basses [Branderion (56) – chapelle Ste-Anne, Locoal-Mendon (56) – Le Couédo, Landaul (56) – place de l’église] et pour les croix à un raccourcissement de la hampe. Parallélement dans le Finistère, on trouve par exemple à Clohars-Carnoët (29), proche d’une entrée latérale de l’église, une belle stèle droite gravée en creux d’une croix grecque avec les extrémités des bras pattées.

 

 Mais chronologiquement parlant, nous commençons à nous enfoncer dans l’inconnu. N’ayant plus le support précieux de l’évolution de la langue (forme des anthroponymes) ou de l’écriture (forme des lettres : onciales ou semi-onciales), il devient difficile d’être assuré dans l’échelle du temps. Et si nous pouvons proposer une évolution relative des formes, il devient de plus en plus aléatoire de caler celle-ci au fil des siècles.

     Figure 2 – Stèle de Branderion

         c). La suite de l’évolution se fait, encore sur des stèles souvent basses, par des croix (maintenant gravées au trait et non gravées en creux), toujours pattées mais ayant perdues leur hampe. La stèle proche du pignon de la chapelle Sainte-Anne à Branderion (figure 2) pourrait constituer un chaînon de transi-tion puisqu’elle porte deux croix sur deux de ses faces : une croix pattée à longue hampe fine gravée en creux, une croix pattée avec hampe très courte et épaisse gravée au trait. Dans notre logique, ces deux croix ne seraient pas contemporaines mais successives avec un écart de plusieurs décennies.

 

De la même manière, une stèle basse située sur le terre-plein entourant la chapelle de Légevin en Nostang (56) porte, sur chacune des faces marquant ses axes dominants, des croix présentant également une évolution : croix grecque pattée à bras longilignes (sud-est), croix latines pattées à bras évasés semblables à celle figurant au droit de la monnaie de Budic (reproduite en fig. 1) et entourées d’un cercle (faces nord-ouest et nord-est), croix grecque à bras minces et extrémités pattées (face sud-ouest).

       La forme de la croix gravée au trait peut alors prendre l’aspect de celle portée par la petite stèle basse près de la chapelle de Tréauray (figure 3) ou toute autre forme plus ou moins pattée. Mais comment situer chronologiquement cette étape et surtout quelle durée lui accorder ?

 

                    Figure 3 – Stèle de Tréauray

La réponse à cette question est importante parce qu’apparemment ce n’est qu’après celle-ci qu’on voit apparaître les premières croix taillées. Elles prennent alors souvent l’aspect d’un fût droit avec deux bras pattés plus ou moins réguliers (souvent tombants) et plus ou moins symétriques. Que cette forme ait été adoptée en Bretagne sud par continuité avec la forme des dernières croix gravées est plus que vraisemblable mais n’écartons pas la possibilité qu’une difficulté technique n’ait conduit les tailleurs de pierre à lui donner la préférence. Mais où placer dans le temps la superbe croix de Kerduellic en Ploemeur (56) unique en son genre avec ses deux bras en ailes de papillon et ses multiples gravures au trait [fin du Ier millénaire comme le suggère Huchet, Lukas et Moy (2000) ou plus tard] ? Et dans la même commune de Ploemeur, combien d’années plus tard apparaît la croix massive de Saint-Déron au fût droit et aux bras pattés ? Autant de questions qui n’ont pas de réponses à ce jour.

             Si maintenant nous cherchons à identifier dans la lignée vicomtale de Poher le vicomte Bernard qui fit dresser cette Crux Bernardi vicecomitis, dont la présence est suffisamment attestée à la fin du XIIe siècle pour marquer une limite reconnue de la terre donnée par Riuallon (II), il faut bien lui admettre alors une certaine ancienneté. Il est dans ces conditions peu probable qu’il puisse s’agir de Bernard (III) le propre père du donateur ; mais dans ce cas (milieu du XIIe siècle) il pourrait éventuellement s’agir d’une croix taillée. Par contre, ce serait plus probablement Bernard (II), le père de Tangui (I), d’autant que nous n’avons aucune certitude quant à l’identité et au titre de son arrière-grand-père [l’hypothétique Bernard (I)]. La date d’érection de la-dite Crux Bernardi vicecomitis serait donc à situer plutôt vers la fin du XIe siècle.

            Il est alors quasiment certain que cette "croix" devait se présenter sous la forme d’une stèle plutôt basse et anépigraphe. Une croix y était gravée probablement au trait (plutôt qu’en creux), sinon on aurait eu une dénomination commençant par Maen … [comme pour la "Maen Tudi" marquant une limite du minihi de Locmaria à Quimper (pancarte de Locmaria citée par Quaghebeur p. 192)],. Il est difficile par contre de préciser s’il s’agissait d’une croix pattée (modèle du droit de la monnaie de Budic) ou d’une croix avec des bras aux extrémités pattées (comme sur le revers de cette même monnaie – figure 1). Par contre, il est certain que cette croix gravée ne possédait pas de hampe, l’aire de distribution des croix hampées étant nettement plus méridionale (la plus proche se trouvant au sud du Scorff).

             C) Où situer la Crux Bernardi vicecomitis ?

             Si enfin nous souhaitons identifier l’emplacement probable de cette "croix du vicomte Bernard" ou pour le moins resserrer le secteur géographique de sa possible (sinon probable) implantation, deux indices peuvent nous aider : tout d’abord la proximité (attestée dans la charte C.Q. – XCIII) du Ster Laër (Latdrum fluvium), ensuite la présence d’un nom de lieu rappelant le patronyme Bernard.

            Ce nom d’origine franque (ou plus largement germanique) n’est pas très courant en zone cornouaillaise. Dans le cartulaire de Quimperlé, les hommes qui le portent se retrouvent presqu’exclusivement dans l’entourage de la lignée des vicomtes de Poher et de ses branches latérales ou apparentées. On peut trouver par exemple dans l’acte C.Q. – LXXXIV, un homme nommé Bernard fils d’Haelgomarch, marié à Auan et père d’Hervé et Haelgomarch. Il est le frère de Guielderch, épouse de Riuallon (II), lequel se trouve lui-même signataire de cet acte en tant que vicomte vers 1163-1186. Ce Bernard fils d’Haelgomarch descend peut-être, mais nous n’en avons pas la preuve, d’une des branches latérales de la lignée de Poher.

            Dans le cartulaire de Redon, on trouve par contre au début du XIe siècle une autre lignée où existe le patronyme Bernard ; c’est celle des seigneurs de la Roche. Mais là, la présence d’un tel anthroponyme surprend moins, les noms d’origine franque n’étant pas rares dans l’onomastique ligérienne.

            En consultant l’ouvrage récent d’Hollocou et Plourin (2006) sur les noms de lieux entre Isole et Ellé, on constate qu’à proximité immédiate du Ster Laër le seul toponyme faisant référence au patronyme Bernard est en fait le nom d’un hameau aujourd’hui dédoublé : Kervernat Braz et Kervernat Bihan. Il est situé à moins d’un kilomètre du Staer-Laër ; maintenant sur la commune du Saint, il appartenait au Moyen-Age au treff Blen de la paroisse de Gourvrein (Gourin). Faute d’avoir retrouvé les actes de réformation des fouages du XVe siècle (1426 et 1448) pour ce secteur précis, la forme la plus anciennement connue (Kervernant) de ce toponyme retrouvée par ces deux auteurs provient de l’aveu de 1542 d’Yvon de Bouteville, seigneur du Faouët. Puis cette forme évolue peu, tournant autour de l’association du préfixe Ker (village) et d’un patronyme soit en breton Bernand (1644) ou Vernant (1682), soit en français Bernard (1679, 1702, 1720, 1742, 1774, 1793). La forme actuelle Kervernat est une création du cadastre de 1838.

            Ces mêmes auteurs signalent également à 1 km encore plus au nord la petite seigneurie du Beux (ou Beuz), appartenant dès 1426 à une famille Bernard.

            Il semble très probable qu’une part importante de ce secteur appartenait ou était contrôlée par des membres de la famille vicomtale de Poher, d’où le toponyme Kerbernard et la famille Bernard issue vraisemblablement d’une des nombreuses branches cadettes de cette lignée. Les chaînons intermédiaires faisant défaut (entre le début du XIIIe siècle pour la lignée directe et le début du XVe siècle pour la branche cadette tenant la seigneurie de Beux), il est risqué d’être trop affirmatif. Il demeure cependant une forte présomption pour situer entre Kervernat et le Ster Laër la terre donnée à Sainte Croix (charte XCIII) et donc l’espace où se trouvait la "croix du vicomte Bernard".

             D). Conclusion

             Y a-t-il quelqu’espoir de retrouver cette stèle gravée d’une croix ? Alors là, il faudrait beaucoup de chance, mais on peut rêver.

            Tout d’abord, elle a pu être déplacée comme bon nombre de celles qui sont parvenues jusqu’à nous. La stèle de Kervily en Languidic, déplacée dans les années 1930, se retrouve aujourd’hui dans le parc du château de Kerzo à Port-Louis et donc hors de portée de tout un chacun. La stèle anépigraphe située à l’origine près de la fontaine de Kergonan en Languidic est maintenant dans le parc d’une propriété privée à la sortie de Baud ( la Villeneuve ). La stèle de Mané-Justis en Crach, brisée en deux parties, a été remontée et érigée dans la cour du Château Gaillard à Vannes, etc. Pour ne pas parler de celles regroupées dans les enclos paroissiaux des églises.

            Ensuite, entières ou brisées, plusieurs d’entre elles ont connu de curieuses destinées. La stèle de Lanrivoaré (29) était couchée au sol près d’un lavoir situé à 120 mètres de l’enclos paroissial et on y empilait le linge pour l’égoutter (Morel – 1924). Giot et L’Hostis la retrouvèrent, une trentaine d’années plus tard, couchée sur le flanc et servant de banc. Elle fut alors déplacée et érigée dans le cimetière proche de l’église où elle est maintenant visible.

            La partie supérieure de la stèle de Mané-Justis fut d’abord signalée par Keranflec’h (1854). Déjà brisée en 1847, sa partie supérieure était dressée au bord de la route menant vers Lomarec. Peu d’années plus tard (en 1858), Rosenzweig retrouva la seconde partie de cette stèle servant de banc à proximité du château du Plessis-Kaer (en Crac’h) et ayant manifestement été utilisée auparavant comme dalle de foyer (partie fortement rubéfiée). Les deux morceaux furent alors regroupés et l’ensemble fut dressé dans la cour du Château-Gaillard à Vannes (comme indiqué plus haut).

            Mais même demeurée dressée en place et intacte, les aléas du couvert végétal peut noyer notre stèle dans un maquis ou un roncier où seul un lapin de garenne peut se glisser ou à la rigueur un chasseur à la suite de son chien poursuivant le dit-lapin. La découverte récente et fortuite de la stèle de Kervanguen lors d’une opération de débroussaillage en est la parfaite illustration. Après coup, plusieurs paysans âgés du voisinage, anciens chasseurs à leurs heures, affirmèrent l’avoir vue ; mais aucun ne l’avait signalée. Il faut dire qu’à travers des broussailles, ce n’était jamais qu’une grosse pierre si on ne détecte pas la croix ou les inscriptions. Et puis, pour le commun des mortels, quel intérêt ?  

            Finalement, nous proposerons donc pour cette "croix du vicomte Bernard" de rechercher une stèle ornée d’une croix gravée dans une zone située entre Kervernat Bihan au Saint (56) et le Ster Laër. Récemment, Hollocou et Plourin (2006) ont écrit à la notice concernant Kerogan en Guiscriff (56), village situé à 650 mètres du Staer Laër et sur sa rive droite au sud-ouest du prieuré Saint-Gilles de Pontbrient, «c’est sur ces terres que devait se trouver la "croix de Bernard le vicomte" citée dans le cartulaire de Quimperlé au XIIe siècle». Malheureusement ils ne précisent pas quels sont, en dehors de la proximité du Ster Laër, les indices ou arguments qui ont dicté ce choix. Rien dans la toponymie du village ne va dans ce sens. Ces auteurs ont-ils des indices cachés (tradition orale locale ou microtoponyme dans le parcellaire) ? Il nous tarde de les connaître.

 

   RÉFÉRENCES

 

DAVIES, W., GRAHAM-CAMPBELL, J. et al., 2000The inscriptions of early medieval Brittany, Celtic Studies Publications, Oakville, Connecticut.

 DIZERBO, A. et DHENIN, M., 2001 Un denier d’un comte de Cornouaille (début du XIe siècle), Bulletin de la S.F .N., 1, p.6-7.

 GOULPEAU, L., 2002-2003Une nouvelle stèle à inscription du Haut Moyen-Age découverte à Kervanguen (Lanester – 56), Bulletin de la S.A .H.P.L., 31, p.45-57.

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