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LES BALLONS MONTES PENDANT LE
SIEGE
DE PARIS 18 Septembre 1870 – 28 Janvier
1871 Par Eugène Godard (aîné) 20 mars1872
Si nul ne conteste les remarquables qualités du brillant ingénieur que fut Stanislas Charles Henri Laurent Dupuy de Lôme lorsqu'il s'agissait d'inventer et de construire bateaux à vapeur ou lourds cuirassés indestructibles, il est moins souvent fait allusion à l'intérêt qu'il porta aux plus légers que l'air, les ballons montés, qu'il aurait voulu rendre dirigeables. Dirigeables, c'est beaucoup dire, car il s'agissait en fait de pouvoir dévier le ballon vers la droite ou vers la gauche mais dans la direction que lui imprimait le vent. Pourtant, en 1870, il va faire une proposition étonnante dans des circonstances non moins étonnantes.
Dupuy de Lôme est à Paris en septembre 1870 lorsque la capitale française, encerclée par l'armée "prussienne" se trouve coupée du reste de la France et en butte à de sérieuses difficultés pour acheminer courriers et missives vers la province et le gouvernement replié à Tours pour quelque temps encore. Pendant
toute la durée du Siège de Paris (septembre 1870 – février 1871), la
technique la plus efficace a été celle des ballons montés, mais
ceux-ci, livrés au gré du vent, n'atterrissent pas toujours où il
faudrait, faute de pouvoir être dirigés. Dupuy de Lôme va faire des
propositions au Gouvernement de Défense Nationale et il présente un long
mémoire très technique sur la direction des ballons à l'Institut le 7
octobre 1870. En voici un bref résumé[1]. Pour maintenir la direction des aérostats sensiblement en ligne droite, il faut renoncer à la forme sphérique du ballon ordinaire. Il opte donc pour une forme allongée, mesurant près de 40 mètres de long pour un diamètre maximum de 15 mètres dont le volume atteindra 3600 mètres cube. La nacelle est aussi d'une forme allongée et rigide, étayée de façon à éviter un "balan de l'avant à l'arrière", et il propose d'introduire dans le ballon gonflé au gaz d'éclairage (il devait l'être à l'hydrogène), un autre petit ballon (364 m3) rempli d'air permettant une plus grande facilité pour les montées et les descentes. Une voile triangulaire de quinze mètres carré placée sous le ballon servira de gouvernail. L'objectif fixé à ce ballon pisciforme est de se déplacer à la vitesse de huit kilomètres à l'heure par rapport à l'air ambiant compte tenu de la résistance de l'air. L'ingénieur de la Marine s'appuie alors sur ses connaissances des navires et de l'hydrodynamique pour déterminer la puissance nécessaire pour faire avancer son ballon dans l'air et de savants calculs le conduisent à proposer
"comme propulseur une hélice qui produira un travail moteur d'environ 30 kgm. En présence de cette hélice comme force motrice, il [lui] a paru avantageux d'employer simplement la force des hommes. Quatre hommes peuvent sans fatigue soutenir pendant une heure, en agissant sur une manivelle, un travail de 30 kgm qui n'exige de chacun d'eux que 7 kgm. Avec une relève de deux hommes, chacun d'eux pourra travailler une heure, se reposer une demi-heure et ainsi de suite, pendant les dix heures du voyage qui sont une des données de cette étude".
L'intérêt du Gouvernement de Défense nationale est réel et le samedi 20 octobre 1870 un décret est publié. DECRET: - Le Gouvernement de Défense nationale, Vu les propositions faites par M. Dupuy de Lôme, membre de l'Institut, membre du conseil de défense, pour la construction de ballons susceptibles de recevoir une direction et spécialement applicables aux correspondances de Gouvernement avec l'extérieur; Considérant que ces travaux sont d'un grand intérêt pour la défense nationale, DECRETE Art. 1er. Un crédit de 40 000 fr. est ouvert au budget extraordinaire au ministère de l'instruction publique pour être affecté à la construction des ballons. Art. 2. M. Dupuy de Lôme est chargé de l'exécution et de la direction des travaux, auxquels il imprimera toute l'activité possible. Paris, le 28 octobre 1870.
Les fonds seront prélevés sur le budget de l'Instruction et Jules Simon, Président du Comité scientifique pour la défense de Paris remet "sans hésitation" la totalité des fonds sur le compte de Stanislas Dupuy de Lôme[2]. Bien sûr, une telle générosité va susciter des jalousies et les concurrents de Dupuy de Lôme mettent les bouchées doubles pour construire avant lui un dirigeable. Nadar reprochera en novembre le coût du ballon que Dupuy de Lôme n'arrive pas à construire à cause des difficultés techniques. Au cours de la séance à l'Institut déjà, une voix s'était élevée au sujet de la "force motrice": " – Des hommes, mais c'est donc la chiourme!"[3]
Gaston Tissandier écrira en 1871[4], que "ce plan offre l'inconvénient de ne pas présenter le caractère de la nouveauté. Il est difficile de voir en quoi il diffère du système de M. Giffard… Les travaux ont été commencés, ils ont traîné en longueur, la guerre s'est terminée, la Commune a passé sur Paris, ils ne sont pas encore achevés" mais il formule des "vœux sincères pour que M. Dupuy mette à exécution son projet intéressant et qu'une expérience soit rapidement réalisée"… Les conditions pour la mise au point d'un tel engin n'étaient sans doute pas les meilleures, mais dans l'ensemble les critiques à l'égard de Dupuy de Lôme sont mesurées, voire favorables en ce qui concerne la conception technique de l'aérostat et tout le monde attend avec impatience le jour où le grand homme fera son expérience de dirigeabilité d'un ballon monté. Elle a lieu le 2 février 1872 au Fort-Neuf à Vincennes. Le ballon part avec à son bord "MM. Dupuy de Lôme, Zédé, ingénieur de la Marine, Yon et Dartois, aéronautes collaborateurs, Bouron contremaître de la maison Claparède, et les huit hommes qui devaient manœuvrer le treuil et se relayer".
Principales dimensions de l'aéronef (d'après l'Aéronaute
de mars 1872, cité par M. H. André)
Poussé
par le vent et propulsé par son hélice de 9 mètres de diamètre, le
ballon et son équipage "prendront terre" quelques temps plus
tard à "Mondécourt, aux
confins de l'Oise et de l'Aisne
" sans avoir vraiment fait, malgré les commentaires et analyses de
Dupuy de Lôme, la démonstration d'une quelconque dirigeabilité du
ballon qui a parcouru moins de 80 km et dont la course n'a pu être
déviée que de 12 degré par rapport au vent. Quel
voyage! C'est
ce demi-échec et sans doute
les "déclarations élogieuses de la presse" qui conduisirent
Eugène Godard (aîné) à adresser à Dupuy de Lôme une lettre assez peu
aimable, c'est le moins que l'on puisse dire, dans laquelle entre autres
remarques désagréables il met en cause l'honnêteté morale et
scientifique de l'ingénieur de la marine qui avait voulu s'intéresser
aux ballons dirigeables. Voici
cette lettre, in-extenso[5]
A
Monsieur Dupuy de Lôme Monsieur, Au
commencement du siège de Paris, le gouvernement, sur votre demande, vous
alloua une subvention de 40000 francs, avec mission de construire un
ballon dirigeable pouvant sortir de la capitale et, son voyage accompli, y
rentrer en apportant les nouvelles de province. Il
y a plus d'un an que Paris est délivré de la ceinture de fer qui l'étreignait,
et vous venez seulement, il y a cinq semaines, d'exécuter les expériences
si importantes dont vous aviez été chargé. D'ailleurs
il est fort heureux, Monsieur, pour vous et vos co-voyageurs, que l'expérience
tardive du 2 février
dernier n'ait point eu lieu, alors qu'elle eût eu un si puissant intérêt,
c'est-à-dire pendant le siège. En
effet, d'après votre propre aveu, vous ne vous êtes élevé qu'à 600 mètres
de hauteur, ce qui vous eut inévitablement exposé aux balles prussiennes
et probablement fait subir le sort du Daguerre
échoué à Ferrières. En
outre, en descendant à Mondécourt (Aisne
), en plein jour ainsi que vous l'avez lait,
vous vous seriez trouvé au milieu des lignes prussiennes. Cela veut dire,
monsieur, que pour que votre expérience correspondît à son point de départ et à
l'esprit dans lequel une subvention vous avait été attribuée, il
fallait que votre aérostat s'élevât à une hauteur bien plus considérable
que celle qu'il n'a point dépassée, et en outre qu'il parcourût une
distance beaucoup plus grande que celle qu'il a franchie. Je me
permettrai, monsieur, de vous rappeler que M. Flammarion et moi nous exécutâmes
souvent des ascensions scientifiques et que toujours nous les fîmes
longues, afin d'en rendre les résultats plus indiscutables. C'est ainsi que je descendis à Angoulême,
à Solingen (Prusse) pendant que M. Nadar échouait avec le Géant à Longjumeau et à Dammartin.
D'ailleurs, nous laissions souvent notre ballon gonflé à terre pour
repartir le lendemain ; ce que vous vous êtes bien gardé de faire, dégonflant
votre ballon à la descente ainsi qu'un simple aéronaute forain comme
moi, et ramenant sur une charrette votre aérostat
dirigeable. Quelle antiphrase ! II Ayant appris
que vous vous disposiez à faire une nouvelle expérience de l'aérostat
dont vous vous dites l'inventeur, je profite des quelques moments de
loisir que me laisse ma profession pour venir compléter les
renseignements que vous m'avez fait l'honneur de me demander au
commencement du siège de Paris. Vous n'avez
certainement pas oublié, Monsieur que le, 24 septembre 1870, vous me
faisiez prier par lettre, de passer chez vous le lendemain 25, afin d'y
conférer sur le problème qui vous occupait. Il vous
souvient également que vous êtes venu me demander d'examiner mes
ateliers, que vous vous y présentâtes plusieurs fois, et qu'après avoir
pris de moi toutes sortes de conseils que je me fis un honneur de vous
donner, vous cessâtes vos visites, pour aller chercher d'autres
indications chez M. Yon, mon élève et ex-associé, et qui fit pour le
compte de M. Henry Giffard des expériences de direction aérostatique. Cela veut dire
que, dans ce que vous nommez votre système, il n'y a rien de nouveau et
que MM. Giffard, Ernest Bazin, Maurel Sanson, Camille Vert, etc., etc.,
qui depuis longtemps s'occupent de direction aérienne, ont tous réalisé
et avec autant de succès que vous, des expériences analogues à celle du
2 février dernier ; Cela veut dire
que moi, à qui vous avez fait l'honneur de demander jadis des avis, j'ai
le droit de vous en donner encore aujourd'hui. Et je vais prendre la
liberté d'en user. III Dans un
remarquable article sur votre aérostat, article publié par L'Illustration, M. Gaston Tissandier rappelle, fort à propos, le fait suivant: Le 25
septembre 1852, voici ce que M.
Émile de Girardin écrivait en tête du journal la Presse
: « Hier,
vendredi, 24 septembre 1852, un homme est
parti imperturbablement assis sur le tender d'une machine à
vapeur, élevée par un ballon ayant la
forme d'une immense baleine, navire aérien, pourvu d'un mât
servant de quille et d'une voile, tenant lieu de
gouvernail. Ce
Fulton de la navigation aérienne se nomme Henry Giffard. C'est un jeune
ingénieur qu'aucun sacrifice, aucun mécompte, aucun péril n'ont pu décourager,
ni détourner de cette entreprise audacieuse... etc., » Vous savez,
monsieur, que ce ballon, avec son filet spécial, avait été construit
par moi, sur les plans de M. Giffard. Voici d'autre part, les détails
donnés par M. Tissandier sur cet aérostat et la façon dont il s'est
comporté dans les airs : « Le ballon de
M. Giffard était de forme allongée, terminé par deux pointes; il avait 12
mètres de diamètre au milieu et 44 mètres de longueur; il
contenait 2500 mètres cubes de gaz. Le filet qui entourait le ballon était
fixé à une grande traverse inférieure, à l'arrière de laquelle se
trouvait une voile triangulaire représentant le gouvernail et la quille.
Cette traverse en bois soutenait une machine à vapeur avec sa chaudière
et ses accessoires. Cette machine, qui équivalait à la force de trente
hommes et qui ne pesait que 150 kilogrammes, faisait mouvoir une hélice. M.
Giffard s'éleva de Paris dans des conditions défavorables, par un vent
violent; mais son voyage suffit à démontrer que le principe de la
direction des ballons, était créé. L'action du gouvernail se fit
parfaitement sentir. « A peine avais-je tiré une des deux cordes de manœuvre,
du gouvernail, "dit M. Giffard en 1852, "que je voyais immédiatement
l'horizon tourner autour de moi. L'hélice,
mise en mouvement par la vapeur, suffisait à déplacer l'aérostat latéralement,
et, par moment, le navire aérostatique résistait à l'intensité du vent
avec assez de puissance pour demeurer immobile à la même place. A compter de ce jour, — nous ne saurions trop le répéter,
— le principe de la navigation aérienne était fondé. » L'une des
conditions essentielles de la navigation aérienne, c'est d'opposer une
force considérable à l'énorme résistance de l'air agité. Or, la vapeur
(en attendant mieux), avec sa puissance bien connue, s'offre de suite à
l'esprit de l'inventeur. Mais la nécessité de placer un foyer
incandescent au-dessous d'un autre foyer d'hydrogène, c'est-à-dire
au-dessous d’une masse aussi facilement inflammable, constitue un danger
qui est l'une des difficultés les plus sérieuses du problème de la
direction des ballons. C'est cette
difficulté primordiale, terrible, devant laquelle M. Giffard ne recula
point il y a vingt ans et qu'il résolut victorieusement. C'est cette difficulté, Monsieur, sans la
solution de laquelle il n'y a point de navigation aérienne possible,
c'est cette difficulté devant laquelle vous avez reculé, que vous avez
entièrement négligée.... vingt ans après ! Votre ballon,
après celui de M. Giffard, c'est le vieux télégraphe aérien
d'autrefois en face de l'appareil électrique ; c'est la diligence à la
place de la locomotive ; c'est le navire en bois à côté de ces
admirables vaisseaux cuirassés que vous avez construits et qui resteront
l'éternelle gloire de votre carrière d'ingénieur ! Au moins, après
avoir laissé de côté le problème de l'application de la vapeur,
avez-vous apporté dans la construction de votre aérostat dirigeable
quelque chose d'essentiellement nouveau ? Non Monsieur ! La chemise qui
recouvrait votre ballon est de l'invention de M. Giffard. Le tissu dont
vous vous êtes servi est celui qui a été perfectionné par M. Giffard. Vos soupapes
sont de l'invention de M. Giffard. Il s'en était servi en 1867 et 1869. Votre appareil
à produire le gaz hydrogène
! Mais M. Giffard
en avait construit un semblable en 1867 et 1869 pour gonfler ses ballons
captifs. Enfin, le
treillis cousu n'est autre que celui que votre serviteur a imaginé pour
ses aérostats militaires et que j'appliquai, pour la première fois, en
1854, à ma montgolfière L'Aigle,
que montait avec moi M. Yon, mon aide. Loin de moi de
vous considérer comme un simple plagiaire. Mais je ne puis m'empêcher de
faire remarquer, monsieur, que vous avez eu recours, pour exécuter vos
projets, à M. Yon, qui a construit les derniers ballons et les appareils
de M. Giffard et qui, par conséquent, possède tous les secrets et tous
les systèmes de ce dernier. IV Quant à moi,
je vous ai donné l'idée et la forme du ballonnet que j'ai dessiné chez
vous et qui, dans votre aérostat dirigeable, joue un rôle fort
important. Le principe de ce ballonnet, d'ailleurs, qui n'est autre que
celui de la vessie natatoire, ne m'appartenait pas, puisqu'il avait été
émis à la fin du siècle dernier par le général Meusnier. Je comptais
employer le ballonnet pour les ballons captifs du siège de Paris et je
vous ai dit, que dans ce cas, il suffisait que le volume du ballonnet fût
le dixième de celui du ballon. Mais cette proportion, suffisante pour des
aérostats captifs, ne saurait convenir pour des ballons libres qui
doivent pouvoir s'élever, à quelques mille mètres, au besoin. Et à cet égard,
Monsieur, je pose le principe suivant, résultant à la fois de la théorie
et de l'expérience, et dont il vous sera facile de vérifier l'exactitude
: Pour que l'aérostat
dirigeable puisse s'élever à de grandes hauteurs, le ballonnet doit
avoir au moins le quart du volume du ballon proportion qui permet, et ceci
est mathématique, de descendre, sans dépression, d'une hauteur maximum
de 2200 mètres. Si, en effet,
Monsieur, vous ne vous êtes pas maintenu pendant les premières heures de
votre expérience à une hauteur de plus de 600 mètres, c'est que vous
avez craint sans doute, que la dépression de votre ballon ne fut pas
suffisamment compensée par l'accroissement maximum du ballonnet au dixième
et que, par conséquent, la stabilité de la nacelle ne fût compromise
par la mobilité du gaz dans une enveloppe oblongue non remplie, par suite
de la contraction du gaz, résultant de l'augmentation de pression atmosphérique
à la descente. J'arrive maintenant. Monsieur, au point le
plus intéressant de votre expérience. De quel côté vous êtes-vous dirigé et
quelle vitesse avez-vous obtenue ? Suivant votre
dire, vous avez pu faire un angle à droite, avec la direction du vent. Or, dans nos
ascensions scientifiques, dans nos grands voyages diurnes et
nocturnes, M. Flammarion et moi, nous avons presque toujours remarqué des
augmentations de vitesse en nous élevant davantage, et principalement une
déviation à droite. Qui vous prouve donc, Monsieur, que vous n'avez pas
subi, ainsi que nous, les effets de cette loi que nous avons observée
maintes fois? Et ne se
peut-il pas, dès lors que vos écarts et vos variations de vitesse ne
soient nullement l'effet de votre propulseur et de votre gouvernail ? D'ailleurs, je
conteste de la façon la
plus formelle les résultats publiés de votre expérience, et cela en
raison de l'insuffisance et de l'incertitude de vos moyens. Je ne veux
donner qu'une seule preuve de
ce que j'avance, mais elle sera concluante : D'après les
diverses vitesses du vent annoncées par vous, Monsieur, un ballon
ordinaire aurait parcouru 183 kilomètres en quatre heures, durée de
votre ascension, et serait en conséquence venu atterrir entre
Valenciennes et Avesnes, frontière de Belgique. Et vous êtes descendu à
Mondécourt, à 94 kilomètres de Paris ! Quelle cruelle
contradiction, Monsieur entre les faits et les données de vos
observations! Et n'ai-je pas le droit après un pareil exemple d'infirmer
entièrement les résultats de votre première expérience? V En résumé,
Monsieur, les éléments de la construction de votre aérostat soi-disant
dirigeable sont empruntés pour la plupart à des systèmes connus, et
dont vous avez profité. Votre expérience
du 2 février n'a rien prouvé, et vos observations, vos chiffres, vos résultats
sont des plus contestables ; Enfin, parti de
Paris alors que le vent soufflait vers le Nord-est, vous avez suivi la route du Nord-est comme le plus
vulgaire ballon, et après une marche de quelques heures vous avez opéré
votre descente presque dans la banlieue de Paris ! Permettez-moi
de vous dire, Monsieur, dans l'intérêt de votre renom académique, et ce
qui lui est supérieur, dans l'intérêt de la science, que vous devez
recommencer une expérience absolument manquée. A mon sens,
voici ce que vous me paraissez devoir faire : Je me trouve en parfaite conformité d'idées
avec notre directeur des postes, M. Rampont, qui a proposé l'adjonction
d'un des ballons-poste, à votre aérostat dirigeable, lors de votre
prochaine expérience. Tous deux partiraient ensemble, et il serait facile
de constater la différence de vitesse de chacun des appareils et l'angle
de déviation formé par les lignes diverses, suivies par les deux
ballons. Cette idée
avait déjà été exposée par moi dans un cercle d'officiers à Bayonne. Seulement ma
manière d'employer dans cet essai le ballon-poste, diffère de celle qui
est proposée par M. Rampont. Je m'explique: II arrive fort
souvent que deux ballons libres, non dirigeables tous deux, partant du même point et au même
moment, suivent des directions tout à fait contraires, s'ils s'élèvent
à des hauteurs quelque peu différentes. Je l'ai constaté notamment à
Vienne (Autriche). Parti de cette capitale en même temps que l'un de mes
frères, le même jour, à la même heure et du même point, nous aboutîmes
l'un au nord, l'autre au sud de la ville. Le système d'expérience proposé par M.
Rampont, excellent en principe, pour être concluant, doit être, à mon
avis, modifié ainsi que je vais avoir l'honneur de vous l'exposer. Si nous étions
certain de disposer pendant quelques heures d'un temps parfaitement calme,
l'idéal de l'essai qu'il s'agit de faire serait ceci: un ballon captif
serait maintenu à une hauteur déterminée et immuable; le ballon
dirigeable devrait ensuite atteindre la même altitude , s'arrêter,
monter ou descendre au commandement, tourner autour du ballon captif
transformé en une bouée immobile, virer de bord, exécuter autour d'elle
toutes sortes d'évolutions, et toujours en mesurant exactement sa vitesse
à chacune de ses opérations. De telles manœuvres,
dont les résultats seraient mathématiquement concluants, sont
impossibles à exécuter, en raison de l'agitation constante de l'atmosphère.
Mais ce calme qu'il est impossible de rencontrer, il est facile de le
simuler et de faire en sorte que les deux aérostats, le dirigeable et
celui qui sert.au
contrôle de l'expérience, agissent au milieu d'un calme En effet, pour deux ballons libres naviguant à la même élévation, et quelle que
soit l'agitation réelle de l'air ambiant, l'effet apparent est celui du
calme parfait. La masse aérostatique, pour ceux qui la montent ne fait
pas un mouvement, et la terre semble fuir sous la nacelle immobile. Cela
étant posé voici, Monsieur, ce que j'ai l'honneur, de vous proposer:
Montant un ballon libre, je partirais avec des savants chargés
d'examiner, de vérifier et de contrôler les évolutions de votre aérostat
dirigeable. De votre coté montant votre ballon vous partiriez en même
temps que moi et du même point. Tous deux nous serions emportés par le même
courant, puisque nous nous maintiendrions à la même hauteur, et vous
devriez aux commandements, qui vous seraient faits par signaux, exécuter
autour de mon ballon libre et pendant sa marche toutes sortes de manœuvres. Le loch employé
dans la marine et qui dans les cas ordinaires de l'aérostation devient
inutile, pourrait être adopté sous la forme d'un petit ballonneau équilibré
à la hauteur où se meut le ballon dirigeable et abandonné à l'aide
d'un fil de soie gradué qui donnerait fidèlement les variations de
vitesse. Laissez-moi
finir par une comparaison saisissante, et permettez-moi de vous
transporter au bord d'une rivière à courant rapide. Au milieu de l'eau
flotte un bouchon, un appât quelconque, et il court suivant le fil de
l'eau. Autour de lui s'acharnent les poissons ; comme lui, ils n'ont point
d'efforts à faire pour se laisser emporter par le courant, mais pour
saisir le bouchon ou l'appât qui les tente, ils peuvent en vertu de leur
propriété dirigeable, ils peuvent tourner, évoluer, virer autour de
l'objet qu'ils convoitent et qui cependant continue paisiblement à
descendre le courant. Le jour,
Monsieur, où dans les airs vous aurez fait autour d'un ballon libre, ce
que le poisson fait dans l'eau, autour d'une masse flottante, vous aurez
exécuté, sans conteste, la direction d'un ballon dans l'air calme.
Voulez-vous, Monsieur, qu'avec un de mes ballons je sois, dans les airs,
le modeste bouchon dont je viens de vous parler ? Voulez-vous faire et
dans les conditions que j'ai énoncées, une expérience qui me paraît
concluante, dans un sens ou dans l'autre ? Je me tiens à votre
disposition. Je dois vous déclarer
d'avance, que si je crois à la direction théorique et scientifique des
ballons, je n'ai aucune illusion à l'égard de la réalisation pratique
de ce grand problème En effet, toute
la question, à l'heure présente, repose sur une impossibilité, à
savoir : élever dans les airs
une machine, d'une puissance extrême et d'un poids très léger. La solution
d'un tel problème est indépendante du système des ballons, et si on
persiste à les employer comme moyen ascensionnel, je ne saurais trop répéter
que, plus leurs proportions seront énormes, et plus on aura de chances de
succès. Néanmoins,
Monsieur et en dépit de toutes ces observations, n'étant pour ma part,
ni partisan, ni auteur d'aucun système de direction aérostatique,
laissant, dans une pareille affaire, mon amour-propre entièrement de côté,
je serais heureux que vous voulussiez agréer la proposition que j'ai eu
l'honneur de vous faire, et encore plus heureux si, contrairement à mes
prévisions, vous sortiez triomphant d'une épreuve à laquelle, n'en
doutez pas, j'apporterai toute ma science pratique, tout mon zèle et tout
mon dévouement. Agréez,
Monsieur, l'assurance de ma considération la plus distinguée. Eugène Godard (aîné). Plessils-la-Musse (Nantes), 10 mars 1872
En guise de conclusion
Cette présentation en trois parties des "Ballons montés du
Siège de Paris" n'est pas, loin s'en faut, un travail d'historien.
Il s'agit seulement pour les parties II et III, d'une sorte de
"compilation" de notes de lectures et d'extraits d'ouvrages
qu'il me semblait intéressant
de porter à la connaissance des sociétaires. Il n'était question au début
que de chercher quelques informations sur les inscriptions portées sur la
lettre, mais, de "fil en aiguille", les recherches sur internet
ou dans des ouvrages chinés chez les brocanteurs m'ont conduit à
constater que cet épisode des Ballons Montés du Siège de Paris ne se résumait
pas à "la fuite de Gambetta", mais qu'il s'agissait bien plutôt
d'une véritable épopée vécue par d'intrépides pionniers de l'aéronautique.
[1]
D'après "Les Dirigeables", par M. H. André, 1902, p. 205 et
suivantes [2]
Les Ballons du Siège de Paris, Victor Debuchy, p.115 [3]
id [4]
En ballon! Pendant le Siège de Paris, Gaston Tissandier, 1871, p 259 [5]
"De la direction des ballons, Lettre à Monsieur Dupuy de Lôme",
par Eugène Godard (aîné), mars 1872
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