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LA BRETAGNE MERIDIONALE AU COURS

DE LA PREMIERE PARTIE DU MOYEN AGE

 

 

Noël-Yves Tonnerre

Professeur à l'Université d'Angers

Conférence S.A.H.P.L. du 10 juin 1995

 

 

 

Me sentant toujours lorientais, il m'a été très agréable de venir parler à Lorient du bilan de plusieurs années de travail sur la société bretonne dans son cadre de vie (1)

 

La recherche que j'ai réalisée sur le sud de la Bretagne s'est fixé trois ambitions :

1.- Envisager la société bretonne dans son cadre de vie. L'histoire évènementielle est bien connue. Par contre, l'économie, la société, les structures territoriales, l'évolution des paysages ont peu intéressé les historiens au cours des cinquante dernières années.

2.- Elaborer une perspective de longue durée. Nous sommes convaincus que seule la longue durée offre un cadre satisfaisant pour étudier les structures de la Bretagne médiévale. Pour comprendre l'histoire de la Bretagne, il faut toujours remonter dans le temps. Ainsi, si l'influence de la civilisation romaine reste sensible pendant tout le haut Moyen Age, elle n'a pas oblitéré le passé gaulois. L'histoire de l'Armorique est en fait une histoire complexe où les différents éléments n'évoluent pas avec la même rapidité. Il y a des archaïsmes, des changements lents mais aussi des ruptures. Ainsi l'immigration bretonne, la conquête franque ont provoqué des mutations rapides.

Le choix du point de départ à la fin du VIIIè siècle s'explique par l'intervention franque et par les premiers actes de notre principale source, le cartulaire de Redon, mais nous n'avons pas hésité à remonter beaucoup plus haut pour analyser l'évolution du peuplement et de la société. Le point d'aboutissement est beaucoup mieux respecté car la fin du XIIè siècle est un tournant essentiel. C'est l'aboutissement d'un long processus qui voit l'établissement d'une principauté féodale sur le modèle français. Les Plantagenêts font triompher des structures politiques et administratives qui seront reprises par les Capétiens.

3.- Adopter une démarche pluridisciplinaire. L'exploitation des sources écrites a servi de base fondamentale à notre recherche. L'ensemble est cependant limité, à peu près un millier d'actes pour les diocèses de Nantes et de Vannes (les trois quarts de la documentation bretonne), aussi il nous est apparu indispensable d'éclairer ces sources écrites et de les compléter par d'autres sources. Les travaux réalisés en toponymie par J. Loth, F. Falc'hun, B. Tanguy, G. Souillet ont apporté un outil de travail efficace. Nous avons pu bénéficier des résultats de la prospection archéologique ; les fouilles de villages, l'inventaires des mottes castrales apportent des indices intéressants sur le peuplement et l'éclatement des pouvoirs, mais les renseignements les plus riches et les plus nouveaux ont été apportés par l'archéologie aérienne et la paléobotanique. La prospection archéologique, "bénéficiant" des effets du remembrement et des sécheresses estivales successives depuis 1976, a fait découvrir la permanence des structures agraires indigènes, a révélé une géographie du peuplement antique que nous envisagions mal jusque là, a montré la complexité de l'histoire forestière. La datation est bien sûr ici difficile mais la lecture du cartulaire de Redon apporte un éclairage utile. La palynologie, grâce aux nombreuses tourbières subsistant encore en Bretagne, a permis d'envisager l'évolution de la couverture végétale et le développement des cultures céréalières. Les trente sites actuellement connus couvrent un espace significatif : estuaires de la Loire et de la Vilaine, bassins de l'Oust et du Blavet.

Le souci de respecter cette pluridisciplinarité nous a amené à limiter notre travail aux deux diocèses de la Bretagne méridionale. L'insuffisance chronique de la documentation écrite ne permettait pas en effet d'étudier la Bretagne septentrionale. Le choix de la Bretagne méridionale s'explique aussi par deux autres raisons : d'une part, nous pensons qu'à côté de l'opposition fondamentale entre Haute et Basse Bretagne, il existe aussi une distinction entre Bretagne méridionale et Bretagne septentrionale ; on y perçoit une influence romaine plus tardive qu'ailleurs, une empreinte carolingienne forte, une relation plus étroite avec les pays de Loire et aussi l'Aquitaine ; il faut, d'autre part, remarquer que c'est dans le sud de la Bretagne que s'est forgé le duché, que l'on choisisse l'axe Quimper-Auray-Nantes (correspondant au patrimoine de la dynastie de Cornouaille) ou le triangle Nantes-Rennes-Vannes (qui va devenir à partir du XIIè siècle l'espace privilégié du duc et son administration centrale).

 

 

Quelques conclusions

 

La longue enquête que j'ai réalisée a d'abord mis en évidence le poids des continuités. La dispersion du peuplement dans le cadre de multiples hameaux constitués de quelques habitations qui exploitent un terroir est une constante de l'histoire rurale. L'occupation romaine n'a pas été en mesure de transformer durablement les structures agraires. Les photographies aériennes ont mis en évidence la permanence des exploitations indigènes dont la densité est étonnamment forte sur certains plateaux de la Bretagne centrale autour de Josselin, Rufiac, Ploërmel. La question fondamentale pour l'historien est d'établir le rapport entre ces sites indigènes (plus proches des hameaux que des fermes) et nos habitats carolingiens appelés "treb" ou "villa". L'évolution est incontestable mais les structures restent proches. Elles sont encore proches dans les villages du Vannetais abandonnés après l'an mil : Lann Gouh en Melrand ou Pen-er-Malo à Guidel.

C'est seulement à partir du XIIè siècle qu'une mutation s'opère. Elle voit une redistribution du peuplement avec l'essor des vallées et des zones littorales, une relation plus étroite entre les habitats et les voies de circulation, c'est la conséquence sans doute d'une plus grande emprise seigneuriale et du progrès des échanges, mais la dispersion du peuplement reste forte. On est loin du village du Bassin Parisien et c'est ce qui explique le succès des frairies (à ne pas confondre avec les trèves) qui découpent nos paroissent en unités territoriales élémentaires autour d'un ou de plusieurs hameaux.

Une autre continuité très frappante est la permanence des paroisses. Dès le IXè sicèle, on peut recenser 85 paroisses dans le Nantais, au moins 80 paroisses dans le Vannetais, soit plus de la moitié des circonscriptions ecclésiastiques d'Ancien Régime (avec les chapelles on arrive à près des deux tiers des paroisses de 1789). Cette permanence des paroisses, parfois très vastes et très peuplées comme Guérande, s'explique par la présence d'un pouvoir public exercé par un personnage original, le machtiern. Aristocrate foncier (avec des possessions qui semblent finalement modestes), le machtiern dispose sur le plan de la justice comme sur le contrôle de la foresta de privilèges régaliens, d'où l'urgente nécessité pour les princes bretons de contrôler étroitement ces personnages en tentant parfois de leur enlever leurs prérogatives mais le plus souvent en les intégrant aux nouvelles structures administratives empruntées aux Carolingiens. Certains titulaires d'honores sont issus de ce groupe et leurs descendants vont constituer beaucoup plus tard des châtellenies, c'est le cas à La Roche-Bernard et à Ancenis ; d'autres se contenteront de seigneuries plus modestes, ne dépassant pas le cadre paroissial. Il est cependant très éclairant de voir que les princes bretons eux-mêmes (ou leurs descendants) se sont toujours efforcés de contrôler des paroisses entières, ainsi Elven, Allaire ou encore Guérande. Les machtierns forment indiscutablement la partie supérieure de l'aristocratie, nous avons pu reconnaître autour d'eux une aristocratie inférieure qui forme un groupe aisé de propriétaires terriens. Il est probable que c'est de ces familles carolingiennes que sont issus plusieurs lignages chevaleresques des XIè et XIIè siècles. Les conséquences des invasions normandes doivent être relativisées. Il y a une continuité sociale évidente ente le IXè et le XIè siècles même si les textes sont très insuffisants pour la mesurer pleinement.

L'étude de la forêt montre à la fois le poids des continuités et la prudence que l'on doit s'imposer avant de parler de changements décisifs. La conquête des terroirs est déjà bien visible à la fin de l'Age du Bronze. Il y eut ensuite plusieurs étapes successives de défrichements, mais ces conquêtes ont été régulièrement mises en cause par des abandons, d'où la très grande importance jusqu'au XIXè siècle des landes, donnée fondamentale du paysage. Du coup, après les défrichements du second Age du Fer et de la période gallo-romaine, les défrichements médiévaux ne trouvent pas ici le caractère définitif que l'on peut trouver ailleurs. Jamais au Moyen Age la zone cultivée n'a dépassé le quart de la superficie d'une paroisse. C'est seulement au XVIIIè et au début du XIXè siècle que l'espace est complètement utilisé, grâce à la bonification des sols.

 

Il y a bien sûr eu des changements. Au cours des cinq siècles on peut discerner trois tournants :

1.- Le siècle carolingien, de 754 à 874, a profondément marqué la péninsule. Après avoir été soumise à l'autorité directe du pouvoir franc, l'Armorique a fait l'expérience du royaume subordonné au même titre que la Bavière ou l'Aquitaine. Loin d'établir une identité bretonne tournée vers le passé, les princes bretons ont cherché à adopter les institutions carolingiennes - d'où la création d'une administration, le développement de la vassalité, le succès du monachisme bénédictin. En même temps, la Bretagne élargissait ses frontières, incluant dans son territoire des zones romanes, les frontières futures du duché sont atteintes dès 850. Sur le plan économique, il y a eu des progrès bien visibles sur les diagrammes palynologiques : défrichements, développement des cultures céréalières, sans oublier l'essor de la production de sel et le progrès des communications. Ces progrès sont en fait sensibles dès l'époque mérovingienne. Il est sûr cependant que le IXè siècle connaît une crise sociale profonde, trop souvent oubliée, et qui explique facilement l'échec final du royaume breton face aux Scandinaves. L'effort militaire qui s'est sans doute traduit par un alourdissement des charges exigées par le souverain a affaibli les modestes propriétaires fonciers, d'où la multiplication des ventes à réméré. La montée en puissance de quelques familles titulaires d'honores ne doit pas faire oublier la détresse de nombreux alleutiers.

2.- Le deuxième tiers du XIè siècle a vu l'ébranlement des institutions carolingiennes et la création des principales châtellenies. C'est une secousse incontestable, même si dans le Vannetais le comté disparaît dès le Xè siècle. Le pouvoir de commandement est désormais partagé entre les membres de la haute aristocratie, les pagi se disloquent, ce qui amène une nouvelle composition territoriale pour le Nantais, victime de la montée en puissance de l'Anjou et de sa rivalité avec le comté de Rennes. L'apparition des châteaux établit de nouvelles bases territoriales durables, d'autant plus nettes que le pouvoir de commandement restera concentré dans un nombre limité de familles, qui remontent toutes à l'époque carolingienne. La Bretagne méridionale n'a pas connu, elle non plus, d'"anarchie féodale" ! Il s'agit cependant d'une évolution politique. L'évolution sociale est beaucoup plus lente. Le servage subsiste au XIè siècle, il y a encore des paysans alleutiers, tous ceux qui combattent à cheval ne sont pas considérés comme nobles, même si ces individus disposent d'une assise foncière. Quant à l'essor démographique et à la croissance économique, ils tardent à se manifester. Ils ne sont pas significatifs avant la fin du XIè siècle.

3.- Au cours du XIIè siècle, et plus particulièrement entre 1130 et 1186, on assiste à un troisième tournant, sans doute le plus décisif. La dynastie de Cornouaille a été capable de restaurer la puissance ducale. Sur le plan de l'organisation territoriale, c'est ici la dernière étape importante avec une nouvelle génération des paroisses, souvent de petite taille et par là menacées. C'est aussi l'apparition de seigneuries banales modestes. C'est surtout la constitution des bourgs qui vont être à l'origine de tout un réseau d'agglomérations moyennes alors que la puissance des vieilles cités renaît. Sur le plan démographique, c'est surtout au XIIè siècle que l'on peut parler d'expansion avec une accélération des défrichements le plus souvent modestes - les opérations des Cisterciens faisant exception - et une croissance régulière des productions agricoles sans changements fondamentaux dans les outils de travail. C'est un rythme finalement lent qui va se poursuivre au XIIIè siècle. On peut dire cependant qu'avec la mise en place des structures territoriales, l'unité définitive du duché, une généralisation de la répartition du peuplement, l'influence de plus en plus forte de la langue romane sur les élites sociales, aristocratie et clergé, une page est définitivement tournée. Le duché de Bretagne est formé à la fin du XIIè siècle.

 

 

 

1) Cette recherche a fait l'objet d'un livre paru récemment : "Naissance de la Bretagne. Géographie historique et sociale de la Bretagne méridionale (Nantais et Vannetais) de la fin du VIIIè à la fin du XIIè siècle)" - Presses Universitaires d'Angers

 

 

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