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1790 - 1800

LES CHOUANS  

ANTIREVOLUTION, CONTREREVOLUTION

 

Jacques Sotéras (1)

Professeur d'Histoire au Lycée Dupuy de Lôme à Lorient

Conférence de la S.A .H.P.L. du  7 mai 1994

 

 

 

       Introduction

Il est apparu intéressant d'utiliser ces deux concepts Antirévolution et Contrerévolution, proposés par les chercheurs ces dernières années, comme grille de lecture de la Chouannerie.

La Contrerévolution recouvre le projet politique réactionnaire des nobles et leurs partisans qui veulent un retour à l'Ancien Régime. L'Antirévolution caractérise une attitude plus primesautière de tous ceux qui, après avoir accueilli favorablement la Révolution de 1789, s'en détachent progressivement car ils voient leurs espérances trahies et leurs aspirations oubliées ; ils basculent, sans vouloir pour autant un retour à l'ordre ancien, dans le refus des décisions et exigences nouvelles qui les dérangent, les irritent ou les choquent.

 

Ces deux concepts présentent deux avantages :

 

q Ils permettent de contrecarrer l'historiographie traditionnelle trop monolithique et caricaturale, qu'elle soit Blanche (thèse du soulèvement spontané pour la défense du Roi et de la Religion ) ou Bleue (thèse du complot fomenté par les nobles et les prêtres qui ont prise sur un peuple ignorant et fanatique).

q Ils permettent d'introduire de nombreuses problématiques qui ouvrent de nouveaux champs d'investigation. Il est difficile d'échapper à une lecture chronologique des évènements, qui, seule, permet de cadrer les différentes phases des révoltes, d'en dresser une typologie au niveau de leur déroulement, de leur causalité immédiate et de leurs acteurs.

 

Le front anti nobiliaire de l'automne 88 et du printemps 89 regroupant le Tiers Etat urbain et rural ne doit pas faire illusion : il est, en réalité, fragile et deux problèmes fondamentaux, la question frumentaire et le contrôle du pouvoir local, vont progressivement le fissurer. A la fin de l'été 1789, le peuple des villes et des campagnes - des troubles se multiplient à Fougères, Vitré, Ploërmel, Carhaix, Lannion, Quimperlé - est en effervescence et s'oppose à la libre circulation des grains, au commerce spéculatif pratiqué par les laboureurs vendeurs de céréales et les marchands blatiers.

   

1790 - 1792 - Anti et Contre Révolution, deux courants parallèles

    L'année 1790 est l'année du désenchantement et des frustrations pour la paysannerie : la nuit du 4 août 1789 a déçu les paysans dont beaucoup ne sont pas en mesure de racheter les droits féodaux les plus lourds qui sont maintenus, portant sur les récoltes et les propriétés ; les afféagements, le domaine congéable ne sont pas  abolis ;  les impôts royaux n'ont pas disparu. Cette profonde désillusion explique le regain d'émeutes antiseigneuriales - qui, jusque là, avaient épargné la Bretagne - dans un périmètre délimité par les villes de Rennes, Redon, Ploërmel ; une dizaine de châteaux sont incendiés. Dans ces cantons insurgés, l'ordre est rétabli grâce aux interventions des nouvelles gardes nationales, le plus souvent urbaines, garantes de l'ordre bourgeois. Les paysans voient apparaître en face d'eux de nouveaux maîtres, les bourgeois, qui s'emparent de tous les leviers de commande qui se mettent en place : la bourgeoisie urbaine contrôle les nouvelles municipalités et les gardes nationales.

Toute la paysannerie, qu'elle soit riche ou pauvre, va se désolidariser de la bourgeoisie qui apparaît  comme la nouvelle classe dominante. Les mendiants ou journaliers ne bénéficient plus de l'aumône de l'église privée de la dîme. Les laboureurs se sont heurtés aux riches bourgeois qui ont acquis les plus beaux lots parmi les biens du clergé mis en vente. A la tête des nouvelles municipalités rurales, ils n'acceptent pas la tutelle administrative imposée par les municipalités urbaines à la faveur d'un alourdissement considérable des circulaires, procédures et tâches inhérentes à la mise en place d'une nouvelle administration.

L'affaire Nédelec de juillet 1792, dans la région de Fouesnant, illustre clairement cette opposition de la paysannerie aisée aux empiètements du pouvoir urbain jugé insupportable. Gros laboureur, Alain Nédelec est élu juge de paix de son canton en 1790. Il refuse de siéger sous prétexte qu'il n'a pas reçu sa nomination signée par le Roi. Il empêche l'élection d'un nouveau juge. Face aux réactions des autorités du district qui veulent l'arrêter, il réplique en organisant un soulèvement armé. La garde nationale de Quimper et un renfort militaire venu de Brest devront être envoyés sur place pour calmer la révolte. L'affaire Nédelec est très révélatrice d'un conflit opposant l'élite paysanne frustrée dans ses ambitions à la bourgeoisie qui, elle, a accaparé le pouvoir politique à tous les échelons. La référence à la signature royale est le seul recours qui permette à cette élite paysanne de préserver son pouvoir local tout en dénonçant les exigences jugées exorbitantes de la Nation et de ses représentants, les patriotes zélés des centres urbains. Il ne s'agit nullement d'une manifestation locale d'un complot aristocratique, comme a pu le laisser penser à certains historiens la concomitance de la conspiration de la Rouërie.

Le glissement de la paysannerie vers l'Antirévolution va se trouver conforté dès l'automne 1790, par le basculement du bas clergé breton jusque-là favorable à la Révolution. Les curés vont refuser massivement de prêter serment de fidélité à la Constitution Civile du Clergé et dès lors, présenter à leurs ouailles désillusionnées une lecture négative de l'oeuvre politique en cours.

Les évènements de Vannes de février 1791 montrent bien la rencontre et la fusion de ces deux courants antirévolutionnaires. Le 5 février, 200 à 300 paysans de 6 cantons déposent une pétition au directoire du district d'Auray où s'entremêlent les revendications économiques ou religieuses ; elle a vraisemblablement été rédigée par un membre du clergé. Le 7 février, nouveau rassemblement à l'entrée de Vannes et dépôt de nouvelles pétitions. Les autorités départementales réagissent par la proclamation de la loi martiale et une demande de renforts à Lorient qui dépêche 5 canons et 1 300 hommes pour la plupart gardes nationaux. Parmi eux, les "jeunes gens" au zèle fougueux, qui vont se rendre au collège, pour imposer au principal et au régent, le port de la cocarde tricolore ; de là, ils se dirigent vers l'évêché où Monseigneur Amelot, saisi de panique, s'enfuit par les jardins. Ces interventions musclées heurtent les paysans, qui, croyant l'évêque prisonnier, se dirigent en masse (au nombre de 3 000) vers la ville, au matin du 13 février. Une fusillade éclate, les dragons "Orientais" tuent 4 paysans et font une trentaine de prisonniers très représentatifs de l'ensemble de la société rurale (22 agriculteurs, 5 artisans, 2 marchands, 1 cabaretier, 2 curés). Il ressort des interrogatoires que la révolte a pour objet principal la libération de l'évêque "prisonnier" ; mais il apparaît aussi assez clairement que les paysans veulent en découdre avec les autorités du district, du département et les patriotes lorientais dont ils n'acceptent pas l'ingérence brutale ; ils refusent qu'ils leur imposent, par la force, des conceptions révolutionnaires dont ils se détachent de plus en plus.

 

Complot de la Rouërie  

De leur côté, les nobles bretons ne restent pas inactifs. Ceux qui n'ont pas émigré se sont retirés dans leurs châteaux où ils préparent des complots ; ils se regroupent pour tenter un soulèvement, en juin 1791, lors de la fuite du Roi, au château du Pré-Clos près de Malestroit ; mais ce rassemblement est facilement dispersé par la garde nationale de Lorient. Plus sérieuse sera la conjuration du marquis de la Rouërie. Cet aventurier, volontaire de la guerre d'Indépendance américaine, a été embastillé, en 1788, pour avoir, avec 11 autres gentilshommes "revendiqué les antiques libertés de la nation bretonne". Dès 1790, il fonde une association contrerévolutionnaire pour le "retour de la monarchie", l'Association Bretonne qui reçoit la caution morale des frères du Roi. Il s'adresse d'abord à la noblesse qu'il invite à ne pas quitter la Bretagne. Son organisation bien structurée s'appuie sur des comités de villes et de districts regroupés en régions. C'est un mouvement essentiellement urbain dont les cadres sont nobles, qui cherchent à recruter dans l'armée, la marine et parmi les ouvriers ou artisans au chômage. L'insurrection se prépare au château de la Rouërie près d'Antrain (35) où sont entreposés des armes, fusils et canons venus d'Angleterre. Elle attend, pour éclater, l'avancée de l'armée des Princes sur le front de l'Est. Mais elle n'éclatera pas à cause de la bataille de Valmy qui voit la défaite et le retrait de l'armée des émigrés. Trahi par un ami médecin qui dévoile à Danton tous les plans de la conspiration, poursuivi, traqué de château en château, le marquis de la Rouërie meurt, en janvier 1793, au château de la Guyomarais près de Lamballe. Les historiens sont très partagés sur l'importance à accorder à ce complot contrerévolutionnaire. L'Association Bretonne va disparaître avec la mort de son fondateur mais elle a formé des cadres (ex. Tinténiac, de Boishardy ...).

   

1793, la Grande Insurrection  

Dès le mois de juillet 1792, les paysans commencent à se révolter, dans les Côtes du Nord, le Finistère et le Morbihan contre la "levée des volontaires" qui vient d'être instaurée par suite de l'insuffisance du nombre d'engagements. La grande insurrection paysanne, au sud comme au nord de la Loire , éclate en mars 1793. La "levée des 300 000 hommes", décrétée le 24 février par la Convention , déclenche l'explosion générale. Chaque département doit fournir quelques milliers d'hommes, ce qui représente 3 ou 4 hommes pour chaque commune. Le mode de recrutement - volontariat, élection, tirage au sort - est laissé à l'initiative des autorités locales. Sont concernés les célibataires et veufs sans enfants de 18 à 40 ans. Echappent au "tirement" les gardes nationaux et fonctionnaires : juges, membres des municipalités, districts et départements, ceci pour ne pas désorganiser l'administration. Cette exemption qui touche surtout les "patriotes" de la ville est un objet de profond scandale qui provoque une indignation générale dans les campagnes. S'ajoutant aux griefs qui se sont accumulés à l'encontre des "profiteurs" de la Révolution , il n'en faut pas plus pour allumer la Grande Insurrection. Des soulèvements spontanés de jeunes qui refusent ce recrutement, qu'ils estiment injuste, se déclenchent simultanément un peu partout et se propagent progressivement de proche en proche. Le calendrier concentré des opérations de levées a facilité la contagion synchronisée de l'insurrection. Dès le 2 mars, le sud de la Loire s'embrase : des milliers de Vendéens attaquent les centres urbains et contrôlent en quelques jours 900 paroisses.

En Bretagne, la révolte est plus discontinue, surtout dans les Côtes du Nord et le Finistère ; sont touchés toute la Loire Atlantique , le sud, l'est et le centre du Morbihan, le sud ouest et l'est de l'Ille et Vilaine, le Léon. Le même scénario se répète partout : réunion de jeunes, refus du tirage au sort, listes de recrues déchirées, attaques des symboles de la Nation : cocardes tricolores, arbres de la Liberté , agents recruteurs insultés, malmenés, frappés ; les rassemblements grossissant regroupent des milliers de personnes ; parfois les nobles (Du Boisguy à Fougères, Boishardy dans les Côtes du Nord) ou quelques prêtres réfractaires se joignent aux insurgés. L'excitation collective donne lieu quelquefois à des massacres de prêtres constitutionnels ou de patriotes (Machecoul, Pluméliau, Rochefort en Terre, La Roche Bernard ). Cette grande insurrection générale, malgré les apparences trompeuses : simultanéité des évènements, similitude des mots d'ordre et des comportements, ne s'apparente pas à l'exécution d'un complot prémédité, minutieusement préparé ; peu de nobles et de prêtres parmi les meneurs ; mais surtout des paysans, laboureurs, fils de laboureurs, beaucoup de domestiques directement concernés à cause de leur âge, quelques maires aussi, interprètes des revendications de leurs communautés. Certes, si le contexte national - massacres de septembre 1792, mort du Roi - n'est pas absent, il ne joue pas un rôle déterminant pour expliquer cette "émotion populaire" qui ressemble davantage à une "Jacquerie" antirévolutionnaire qu'à une Contrerévolution nobiliaire. Au nord de la Loire , elle va être rapidement étouffée, dès le début du mois d'avril, par une vigoureuse réaction des gardes nationales urbaines et rurales, ainsi que de l'armée renforcée par l'envoi de troupes dirigées par le général Beysser.

 

Vendée : l'Antirévolution fait appel à la Contrerévolution  

La Vendée ne va pas s'apaiser, car le soulèvement plus massif, plus unanime va s'organiser, se structurer autour d'une "Armée Catholique et Royale" encadrée par des nobles parfois réticents que les paysans sont allés chercher comme Charette de la Contrie. Cette armée de paysans et d'artisans dirigés par des capitaines de paroisses, est commandée par des aristocrates contrerévolutionnaires de la première heure (Talmont, La Rochejacquelein , Lescure ...) et aussi des "roturiers" (Cathelineau, Stofflet). De véritables opérations militaires sont organisées, avec attaques de villes et batailles rangées. Après une série de victoires spectaculaires (prise de Saumur, d'Angers), l'échec devant Nantes, fin juin, marque un tournant décisif qui va déboucher sur la "Virée de Galerne" : 40 000 vendéens franchissent la Loire , accompagnés de leurs familles (30 000 femmes, enfants, vieillards) ; ils veulent s'emparer d'un port où pourraient débarquer Anglais et Emigrés. C'est un lamentable échec ; les débris de cette gigantesque cohue sont massacrés à Savenay en décembre 1793 ; seuls 1 500 rescapés parviennent à refranchir le fleuve. La Vendée va alors être livrée à l'atroce barbarie de 12 "colonnes infernales" de l'hébertiste Turreau, ce qui ne fera que relancer l'insurrection qui durera jusqu'à la pacification de la Jaunaye au printemps 1795.

   

1794 - 1801 : la Chouannerie  

La Chouannerie proprement dite ne commence véritablement qu'en 1794 par la rencontre et l'association de l'antirévolution paysanne et de la Contrerévolution nobiliaire. Le mot "Chouan" provient sans doute du cri imitant le chat huant ou la hulotte que poussaient les insurgés pour se reconnaître comme le faisaient, avant la Révolution , les contrebandiers du sel ou faux-sauniers de la Mayenne tel Jean Cottereau surnommé Jean Chouan. La Chouannerie se distingue de la Vendée par une absence d'armée régulière, puissante, organisée, capable de livrer de véritables batailles rangées ; le plus souvent les engagements ressemblent à des accrochages ; c'est avant tout une guérilla, une guerre de partisans regroupés en bandes peu nombreuses, disposant de moyens limités et organisant des coups de mains, des embuscades : attaques de diligence, des convois de ravitaillement, raids sur les villes pour désarmer les gardes nationales et s'emparer de leurs fusils et munitions, destruction des symboles de la Révolution comme les arbres de la Liberté , assassinats des représentants du nouveau régime, maires, administrateurs intrus. Les patriotes ne disposent pas, pour pacifier le bocage, de forces suffisantes, accaparées qu'elles sont par la guerre étrangère . Les insurgés ne sont pas suffisamment nombreux et armés pour prendre le contrôle permanent des bourgs et villes patriotes. Dans ces conditions, le succès militaire de l'un ou l'autre camp est incertain pour ne pas dire impossible, ce qui explique la longue durée de la Chouannerie.

   

Association Anti et Contrerévolution  

Les Chouans ne rassemblent que de modestes effectifs : dans les forêts de Laval, Fougères, Vitré et Rennes, 3 bandes ne dépassant pas  15 000 hommes : pas plus de 1 500 hommes pour attaquer une ville ; on est donc loin d'une mobilisation générale ; ils sont minoritaires au milieu d'une population pas toujours complice et alliée. Ils se recrutent parmi les rescapés de la Vendée , les meneurs de 93, surtout parmi les jeunes insoumis fuyant le service militaire, les journaliers agricoles, les chômeurs, les Bleus déserteurs. L'encadrement a une double origine : paysanne et noble. Si Georges Cadoudal, clerc de notaire, fils de riche laboureur, Pierre Guillemot, le "roi de Bignan", fils de meunier, lui-même cultivateur aisé, prennent en compte, face à l'activisme intempestif des patriotes, face aux exigences et prétentions de la Nation , les intérêts des communautés rurales, ils n'en sont pas moins en porte à faux avec les gentilshommes dont ils n'approuvent pas les projets politiques de restauration des anciens privilèges. La moyenne et petite noblesse va se montrer de plus en plus active pour organiser, encadrer, diriger les Chouans ; les manoirs servent de lieux de rassemblement et de caches d'armes. Les aristocrates, restés sur place ou rentrés d'émigration, sont de plus en plus nombreux à exercer un commandement : de Boisguy, de Boishardy, de Boulainvilliers, de Cormatin, de Francheville, de Lantivy, de Puisaye, de Silz, Sol de Grisolles, de Solhilac, de Tinténiac, de Tromelin. Les prêtres réfractaires poursuivis, traqués, se retrouvent parmi les Chouans à qui ils apportent le secours et le réconfort de la religion : ils jouent surtout un rôle de médiation non négligeable pour étouffer les jalousies et dissensions qui peuvent surgir entre des chefs ambitieux, ombrageux, susceptibles, et gommer les clivages qui séparent des alliés de circonstance défendant deux projets politiques différents : la "démocratie paysanne" et le "légitimisme aristocrate".

   

L'espace chouan  

L'observation globale d'une carte de la Chouannerie en Bretagne fait apparaître un contraste général entre une Haute Bretagne Blanche et une Basse Bretagne Bleue : la Contrerévolution touche les campagnes de la Loire Inférieure , du Morbihan, de l'Ille et Vilaine, le sud et l'est des Côtes du Nord. En revanche, le Finistère, la région côtière des Côtes du Nord et de nombreux espaces localisés n'entrent pas en rébellion contre la Nation. Cette répartition géographique des comportements politiques doit être interprétée avec beaucoup de prudence et mérite d'être nuancée : il y a des partisans de la Révolution en Haute Bretagne et l'absence apparente de réaction en Basse Bretagne ne signifie pas nécessairement une adhésion massive des populations au Nouveau Régime. Un faisceau complexe d'explications qui s'enchevêtrent et se superposent, peut être avancé. Le rôle des grandes villes de garnison, Nantes, Lorient, Brest, Saint-Malo, Rennes, a un effet dissuasif de poids sur les vélléités de rébellion des populations environnantes ; en revanche des petites villes comme Redon, Concarneau, Josselin, Pontivy n'en imposent pas aux campagnes avoisinantes. La suppression du domaine congéable, en 1792, permet de comprendre le calme de la Basse Bretagne.

 

Jean Meyer a remarquablement démontré que les soulèvements Chouans interviennent dans les zones où le prélèvement nobiliaire n'est ni trop fort ni trop faible (entre 20 et 30 % de revenu rural) ce qui permet aux seigneurs d'exercer une influence encore solide sur les paysans  qui ne la rejettent pas ou qui ne l'ignorent pas.   Le chômage (les faux sauniers dans les régions limitrophes de la province), la misère, interviennent également. En Ille et Vilaine, la plupart des paroisses patriotes sont plus riches que la moyenne des autres communes du département.  L'attitude du clergé local a dû, elle aussi, être déterminante. Les prêtres constitutionnels entraînent, derrière eux, l'adhésion de leurs paroisses (ex. : district de la Guerche , influence du collège de Quimper) aux idées nouvelles. Les prêtres réfractaires font basculer leurs ouailles dans l'opposition.

   

Première Chouannerie - Mars 1794-Avril 1795  

Après le soulèvement de mars 93, le calme a été maintenu en Bretagne, par une politique de terreur appliquée par les représentants en mission impitoyables comme Prieur de la Marne ou Carrier, des agents nationaux au zèle infatigable. Mais le feu de la révolte n'est pas éteint ; il va, au contraire, être attisé par les excès insupportables des autorités révolutionnaires, surtout au niveau de la déchristianisation. La première Chouannerie va commencer durant l'hiver 93-94 et s'étendre jusqu'au printemps 95. Elle est le fait d'insoumis et meneurs de mars 93, de fugitifs de la Vendée et de divers opposants qui constituent des bandes chouannes dirigées par des chefs locaux roturiers et nobles spontanément choisis par les révoltés : en Mayenne, Jean Chouan, dans le bois de Misedon, en Ille et Vilaine, de Boisguy, dans la forêt de Fougères, et de Boulainvilliers  dans celle de Paimpont, de Boishardy dans les Côtes du Nord ; dans le Morbihan, de Silz, de Lantivy autour de Locminé, Pierre Guillemot dans le pays de Bignan et Georges Cadoudal autour d'Auray. Ces groupes chouans autonomes vont être coordonnés, fédérés, à partir de l'été 94, sous l'impulsion du Comte de Puisaye, noble normand partisan de la monarchie constitutionnelle, chef du mouvement fédéraliste en Normandie. Il obtient à Londres l'appui des Anglais qui promettent un débarquement, rencontre le Comte d'Artois et obtient le commandement de l'Armée Catholique et Royale de Bretagne qu'il structure en six divisions.

Après la chute de Robespierre (juillet 94), les patriotes modérés, de retour au pouvoir, cherchent l'apaisement et préparent l'amnistie générale. Des pourparlers s'engagent entre Hoche et de Cormatin, le second de Puisaye. Ils aboutissent à la paix de la Mabilais (près de Rennes) en avril 1795. D'autres traités sont signés avec les chefs vendéens. La liberté des cultes est restaurée, les révoltés ne sont plus poursuivis. Mais cette paix est ambigüe : seuls 20 chefs chouans sur 120 la signent ; la grande majorité d'entre eux et de leurs troupes veulent continuer la guerre ; ils mettent à profit la suspension des hostilités pour s'organiser, se renforcer en hommes et en munitions, pour préparer un débarquement. Lorsque les autorités républicaines s'aperçoivent du double jeu de leurs interlocuteurs, la trêve, plus théorique que réelle d'ailleurs sur le terrain, va immédiatement cesser.

   

Seconde Chouannerie - Juin 1795-Mai 1796  

Cette nouvelle phase est essentiellement marquée par le débarquement à Quiberon, le 27 juin, 1795, d'une armée de 5 437 hommes soldés, équipés et transportés par les Anglais ; composée surtout d'officiers émigrés, elle a été complétée par le recrutement forcé de prisonniers de guerre républicains, libérés des effroyables pontons anglais. La jonction est établie avec les Chouans du Morbihan qui accourent en masse vers la plage du débarquement à Carnac, où ils sont pris en charge, encadrés, armés, habillés d'uniformes rouges. Mais cette gigantesque expédition va lamentablement échouer à cause des divisions, de l'impéritie de l'Etat-Major et des intrigues sournoises qui affaiblissent le camp royaliste : deux chefs se disputent le commandement, le monarchiste constitutionnel comte de Puisaye investi par les Britanniques et le monarchiste intransigeant comte d'Hervilly reprochant au premier ses compromissions avec la Révolution , militaire rigide attaché à une conception classique de la guerre et n'affichant que mépris et morgue pour les Chouans qu'il juge indisciplinés, incompétents, inefficaces. L'agence royaliste de Paris, au service du comte de Provence, n'a de cesse de brouiller les cartes pour faire échouer les partisans du soutien anglais. Un imbroglio politique inextricable, un manque d'unité de commandement, une armée hétérogène composée d'officiers émigrés peu préparés aux techniques d'une guerre de mouvement s'apparentant parfois à la guérilla, de Chouans se sentant méprisés par ces nobles arrogants, de prisonniers enrôlés de force prêts à déserter à la première occasion, toutes les conditions sont réunies pour expliquer le désastre royaliste. Après de nombreux atermoiements, les émigrés s'emparent du Fort Penthièvre, le 3 juillet.

Mais ce succès arrive trop tard, Hoche, le commandant en chef des troupes républicaines,  a eu le temps de se ressaisir, de s'organiser, de rassembler des renforts. Les avant-gardes chouannes sont refoulées à l'intérieur de la presqu'île dont l'entrée, au pied de la colline de sainte Barbe, est bloquée par la construction d'un gigantesque retranchement de 400 mètres de longueur, truffé de pièces d'artillerie. Les royalistes, "prisonniers comme des rats" n'arrivent pas à desserrer cet étau, par un affrontement frontal et par 3 expéditions de diversion à l'est et à l'ouest de Quiberon destinées à prendre à revers les Bleus ; deux de ces expéditions sont détournées par l'abbé Boutouillic, correspondant  local de l'agence de Paris, de leur objectif initial vers Saint Brieuc où elles auraient dû soutenir un hypothétique débarquement. Dans la nuit du 20 au 21 juillet, les troupes de Hoche reprennent le Fort de Penthièvre.  C'est la débandade dans l'armée royaliste qui laisse aux Bleus plus de 5 000 prisonniers ; 750 condamnations à mort seront prononcées par une vingtaine de commissions militaires.

Après le désastre de Quiberon, la guérilla reprend, mais la contrerévolution en sort divisée et diminuée. Chaque bande revient sur son territoire, reprend l'initiative et agit séparément. Puisaye et certains nobles se sont discrédités aux yeux des Chouans par leur incompétence et leur mépris de la plèbe rurale. Le relais du commandement va parfois être repris par une élite roturière dynamique - Georges Cadoudal dans le Morbihan - en prise directe avec les communautés rurales dont elle traduit les frustrations et exprime fidèlement les idéaux et aspirations.

Fort de son succès, Hoche, commandant l'armée des Côtes de l'Océan, réduit la Vendée   et les noyaux Chouans irréductibles en les isolant du reste de la population par une politique de tolérance : les prêtres réfractraires et les insoumis sont amnistiés, peuvent entrer chez eux et exercer leurs activités. Cette attitude ouverte va se révéler payante ; les paysans supportant de moins en moins la poursuite des hostilités, les chefs Chouans vont, les uns après les autres, déposer les armes en mai 1796. Les monarchistes modérés proposent de conquérir loyalement le pouvoir en participant aux élections d'avril 1797 qu'ils emportent effectivement.

   

Troisième Chouannerie - 1798-1801  

Le succès électoral des monarchistes va provoquer un coup d'Etat, en septembre 1797, des patriotes extrêmistes. Le Directoire est épuré, 12 députés royalistes arrêtés et, surtout, les élections annulées dans 49 départements, dont tous ceux de l'Ouest. La persécution religieuse reprend, les prêtres réfractaires à nouveau déportés. C'en est trop, ce  retour brutal des méthodes terroristes va à nouveau exaspérer les populations paysannes ; la troisième chouannerie, dirigée par Georges Cadoudal, reprend dans le Finistère, les Côtes du Nord, le Morbihan et s'étend en Normandie jusqu'en Eure-et-Loir. En 1799, le retour de la conscription et la loi des otages qui touche les parents et les communes abritant les Chouans relancent le recrutement. Les défaites militaires du Directoire donnent un dynamisme nouveau à la Contrerévolution qui s'étoffe et s'organise. L'encadrement nobiliaire l'emporte désormais, une stratégie globale est définie, une organisation militaire se met en place qui regroupe les différentes bandes chouannes et coordonne leurs activités : 200 chefs, venus de tous les départements de l'Ouest, se réunissent en septembre 1798 au château de la Jonchère , aux confins du Maine et Loire, de la Loire Atlantique et de l'Ille et Vilaine pour décider le "grand assaut contrerévolutionnaire" en concertation avec les Princes, les comtes de Provence et d'Artois. Plusieurs villes de l'Ouest sont attaquées simultanément par les insurgés : Nantes, Le Mans, Saint Brieuc, Redon, La Roche Bernard. Mais ces raids ne sont pas décisifs et les Contrerévolutionnaires doivent décrocher à l'arrivée des renforts républicains.

Le coup d'Etat de Bonaparte (novembre 1799) et la mise en place d'une politique conjuguée de fermeté et de tolérance vont porter un coup décisif à la chouannerie ; Cadoudal dépose les armes en février 1800. La signature du Concordat, en juillet 1801, en instaurant la paix religieuse, apaise les paysans antirévolutionnaires qui rentrent chez eux. La Contrerévolution , privée de ses troupes, ne se réduit plus qu'à des attentats individuels, des complots et actions sporadiques. Cadoudal disparaît en 1804, les agitations royalistes de 1815 et 1830 ne sont que des flambées sans lendemain, qui ne provoquent pas d'écho profond.

  

 

 

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Conclusion

 

Le déroulement de cette période historique, aux soubresauts mouvementés, devrait conduire à une lecture nuancée et à une interprétation pleine de circonspection d'une phase complexe dont les enjeux multiples, qu'ils soient politiques, militaires, religieux, économiques, se sont enchevêtrés et interpénétrés si rapidement et brutalement qu'ils ont provoqué des réactions violentes de refus collectif. La mythologie simplificatrice et réductrice, qui s'est élaborée au 19è siècle, ne devrait plus avoir cours aujourd'hui, à la lumière des recherches récentes qui ouvrent des perspectives nouvelles et permettent, grâce à des champs d'investigation plus pointus et approfondis, de tenter une approche plus fine des comportements collectifs et individuels : si les contrerévolutionnaires se battent pour la Restauration de l'Ancien Régime, il n'en va pas de même pour les Antirévolutionnaires, les plus nombreux, qui ne rejettent pas en bloc le "nouvel ordre des choses", mais ne perçoivent pas encore clairement les objectifs d'une Révolution qu'on veut leur imposer par la force et qui ne leur apporte pas, dans l'immédiat, les avantages qu'ils en attendaient.

 

Jacques Sotéras (1)

Professeur d'Histoire au Lycée Dupuy de Lôme à Lorient

Conférence de la S.A .H.P.L. du  7 mai 1994

 

 

 

(1) L'auteur a participé à la rédaction d'un ouvrage collectif "Révolution et Bretagne" (P.U.R. - Université de Rennes 2 - Haute Bretagne)

 

Bibliographie

 


La Révolution Française

 

      Etat de la France pendant la Révolution - 1789-1799, La Découverte , 1989

      Furet (F.) et Ozouf (M.), Dictionnaire critique de la Révolution Française , Flammarion, 1988

      Sole (J.), La Révolution en Questions, Points, Seuil, 1988

      Tulard (J.), Histoire et Dictionnaire de la Révolution Française 1789-1799, Laffont, 1987

 

Antirévolution, Contrerévolution

 

      Chaussinand-Nogaret (G.) - Petitfrère (Cl.), Deux cents ans de la Révolution Française , 1789-1989

      L'Histoire, numéro spécial N° 113, 1988

      Le Refus de la Révolution , pp. 64-70

      Les Rebelles de l'Ouest, pp. 78-85

      Chiappe (J.F.), Georges Cadoudal ou la Liberté , Librairie Académique Perrin, 1971

      Dupuy (R.), De la Révolution à la chouannerie, Flammarion, 1988

      Garnier (R.), Hoche, Payot, 1986

      Lambert (H.), Pour Dieu et pour le Roi ou l'inutile sacrifice, Quiberon juin-juillet 1795, Edition Marque-Maillard, 1987

      Lebrun (F) - Dupuy (R.), Les Résistances à la Révolution , Colloque de Rennes, 1987

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