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ROBERT D'ARBRISSEL,

UN ERMITE DANS LA SOCIETE

 

Titre paradoxal pour un homme qui l'était au plus haut point. Conjuguer une véritable vocation érémitique, ce qui suppose la fuite du monde la plus radicale pour mener dans le désert une vie de prière et d'austérité et une implication dans la vie et les problèmes de la société, susciter l'enthousiasme des foules et déranger, inquiéter, perturber, telle est la vie de Robert. Ce personnage de la fin du XIe siècle et du début du XIIe fut une des figures les plus connues du mouvement érémitique qui se développa alors dans l'ouest de la France.

Nous avons la chance de posséder sur lui un dossier documentaire finalement assez étendu. Subsistent deux Vitae, c'est à dire deux récits hagiographiques dont les buts d'édification n'empêchent pas de découvrir le personnage. Cette situation est déjà quelque peu exceptionnelle mais de façon inattendue, un historien, J. Dalarun a retrouvé récemment la fin de la deuxième Vita vraisemblablement censurée depuis le XIIe siècle. A cela s'ajoutent une lettre de Robert à la duchesse de Bretagne et plusieurs adressées à lui-même par de grands dignitaires de l'Eglise souvent inquiets pour ne pas dire critiques ainsi qu'un certain nombre de chartes et des passages de chroniques et histoires. Novateur et dérangeant, Robert nous révèle les tensions d'une société et l'émergence d'une nouvelle vision religieuse. Faut-il ajouter que les historiens n'y sont pas restés insensibles et que les interprétations sont multiples ?

 

UN REFORMATEUR RELIGIEUX

 

Robert naît vers 1045, à Arbrissel, petit village de haute Bretagne, près de la Guerche. C'est le fils du curé de la paroisse, situation fréquente dans une Bretagne qui n'a pas encore connu la réforme grégorienne. Logiquement, il prend la succession de son père et se marie sans doute, devenant nicolaïte, ce qu'il se reprochera très violemment et très constamment par la suite et qui expliquera plus d'un trait de sa démarche religieuse. Il s'accusera aussi de simonie pour avoir favorisé l'accession au trône épiscopal de Rennes vraisemblablement de Sylvestre de la Guerche, guerrier inculte qui sera déposé par le légat. A cette époque, il part à Paris et reprend ses études (1073-1095), il connaît alors au contact des idées grégoriennes une conversion radicale. Sa vie bascule, il prend conscience de sa vie de pécheur, intériorise sa culpabilité, préfigurant ainsi une forme moderne du sentiment religieux, la conscience. La Vita rédigée par Baudri de Bourgueil a du mal à traduire cette crise de conscience : Il y avait en lui comme une sorte de conflit, un rugissement de l'âme, un sanglot du plus profond de son être.

Ce converti devient archidiacre de Sylvestre de la Guerche rétabli dans sa fonction. Véritable bras droit de l'évêque, il mène avec une grande vigueur une action de type grégorien qui lui aliène bien des gens si bien qu'à la mort de son protecteur, il doit fuir à Angers.

Poussant alors la logique de sa démarche à son accomplissement, il va au désert, c'est à dire la forêt, selon une pratique qui se généralise dans l'Ouest. Bernard de Tiron, Vital de Savigny et beaucoup d'autres moins connus y mènent une vie d'austérité et de prière. Le cartulaire de l'abbaye de la Roë révèle un groupe de six clercs dont Robert qui vivent en une communauté sans doute assez informelle dans la forêt de Craon en Anjou mais tout près d'Arbrissel. L'ascétisme est sans concession : Là, à combien de rigueurs inhumaines se livra-t-il contre lui ? Par combien de mortifications se tourmenta-t-il ? Par combien d'effrayantes cruautés s'épuisa-t-il ? ... A côté de choses extérieures comme porter un cilice en poil de porc, se raser sans eau, ne guère connaître que la terre comme lit, ignorer complètement le vin et les nourritures somptueuses et grasses, ne prendre que rarement un sommeil écourté contraint par la faiblesse du corps ... Cette vie se déroule dans une modeste cabane installée dans une petite clairière qui fournit quelques légumes ou fruits que complètent les produits de la forêt.

Un minimum d'organisation n'est pas exclu. Les trois grands ermites, Bernard, Vital et Robert sont désignés comme Maîtres, se rencontrent, contrôlent et coordonnent quelque peu. Cependant la vie érémitique échappe aux cadres habituels d'où les mises en garde des évêques comme Marbode de Rennes et sans doute Yves de Chartres. Les risques de dérive ne sont pas exclus.

Le succès va modifier l'expérience. Le personnage intrigue et attire. On vient le voir, le consulter et certains restent. L'ermite se retrouve de moins en moins seul. Peu à peu le groupe informel s'étoffe et éprouve le besoin d'un début d'organisation. Le phénomène est progressif et prend un virage sans doute décisif quand le pape Urbain II confirme à Angers la donation par le seigneur de Craon du bois de la Roë pour que s'établisse une communauté de chanoines autour d'une église et obéissant à la règle de Saint Augustin. Il ne s'agit pas encore d'une abbaye mais la marche vers le cénobitisme sera progressive. Le premier abbé ne sera désigné que vers 1102-1105, Quintin, un des six premiers ermites. Robert n'étant que le père ou le pasteur ne reçut sans doute pas le titre abbatial. Il a donné l'élan, a permis le développement d'une vie religieuse différente grâce à la souplesse de la règle adoptée. Il reste en retrait ou plutôt s'en va, appel de la solitude ? de la prédication ? de toute façon, ce n'est pas un homme d'organisation.

En 1096, le pape lui donne mission de prêcher et il va porter une parole de réforme dans tout l'Ouest. L'érémitisme est un idéal, un moment dans la vie de Robert. Tous s'accordent à louer son sens de la parole. Il captive les foules par un discours simple et direct nourri des Ecritures comme l'analyse J. Dalarun dans la relation du miracle de Menat. Marbode de Rennes nous livre une description haute en couleur : Comment peux-tu te présenter au peuple avec un habit déchiré, montrant ta chair meurtrie par le cilice, un manteau troué, des jambes à demi nues, la barbe hirsute et les cheveux coupés sur le front, nu-pieds ? Tu offres alors à ceux qui te regardent un spectacle tel qu'on te prend pour un fou (traduction G. Devailly). Une foule compacte et hétéroclite s'agglutine derrière lui : pauvres, marginaux, prostituées et grandes dames sont conquis par son charisme et la fougue de sa parole, ce qui ne va pas sans inquiéter un Marbode qui lui est favorable certes, mais aimerait bien qu'il gomme les aspects les plus excentriques.

L'afflux des disciples ne tarde pas à recréer la même situation que dans la forêt de Craon et, pour stabiliser cette foule, Robert choisit un lieu aux confins du Poitou, Fontevraud. Là s'organise une vie communautaire de pauvreté, de pénitence et de travail sous la direction du Maître. Si les aspects les plus excessifs qu'on lui reprochait s'atténuent, Fontevraud n'en présente pas moins une grande originalité. Le monastère est double, hommes et femmes séparés vivent sur le même lieu. Les femmes mènent une vie contemplative tandis que les hommes accordent plus de place au travail, les clercs cependant, ayant une fonction de prière plus marquée. Des bâtiments en dur s'élèvent, peu à peu Fontevraud apparaît comme un complexe comprenant le Grand Monastère et la Madeleine pour les femmes, Saint Jean pour les Hommes et Saint Lazare pour les lépreux, le tout étant confié à la direction d'une femme, Pétronille de Chemillé. Robert, tout en se souciant de sa communauté qui prospère et essaime, continue ses tournées de prédication et court les routes jusqu'au bout de ses forces. Il meurt, fort avancé en âge, dans le prieuré berrichon d'Orsan, le 25 février 1116. Son corps, ramené à Fontevraud, est enseveli près du grand autel de l'abbatiale, mais malgré sa grande popularité, il ne sera jamais canonisé. L'homme qui disparaît alors incarnait dans sa complexité les problèmes de la société et de l'Eglise de son temps.

 

UN NOVATEUR DANS LA VIE RELIGIEUSE

 

Il s'affirme d'abord comme un grégorien et le restera toute sa vie. Archidiacre, il lutte avec zèle contre l'investiture laïque, la simonie et le nicolaïsme mais ce thème demeure présent dans toute sa prédication postérieure. Il attaque avec vigueur, comme les autres prédicateurs errants, les défauts du clergé, fustigeant son ignorance, son incapacité et son indignité morale. Il se pose en contre exemple, vivant dans le célibat et mettant en oeuvre sa culture pour prêcher. Il est à remarquer que la Roë sera une abbaye de chanoines largement consacrés à la desserte de paroisses. La violence de sa parole va jusqu'à détourner les fidèles de leurs pasteurs, qui désertent leurs offices et négligent dîme et casuel, ce qui apparaît à Marbode comme une remise en cause inadmissible de l'ordre établi. Allait-il, comme certains, jusqu'à poser la question de la validité des sacrements donnés par ce clergé indigne ?

Le récit de cette vie situe le problème posé. Son succès auprès de la foule témoigne de l'écho que rencontre sa démarche religieuse. Celle-ci répond aux interrogations de son époque et sans nier tout ce qui le rattache à la tradition médiévale, on peut relever que Robert, tout en rêvant de revenir à la primitive Eglise, fut profondément novateur.

Sa démarche dépasse cependant le cadre grégorien et affiche une spiritualité fort nouvelle. Son expérience personnelle du péché, son intériorisation de la faute et sa vision très moderne de la responsabilité, annoncent des temps à venir. Il répond par ailleurs à certaines interrogations de son temps. L'essor de l'Occident et de sa richesse, l'appesantissement du poids de la seigneurie, posent de nouvelles questions et expliquent au moins en partie certains des grands thèmes religieux qui lui sont chers :

 

· La pénitence : Robert se veut d'abord un pénitent, il doit expier par lui-même et sur lui-même une faute personnelle, d'où les références constantes à une démarche de pénitence fortement inspirée des Pères du désert. Il manifeste comme les autres ermites une dévotion particulière envers la Madeleine, identifiée au Moyen Age comme Marie Madeleine, la pécheresse repentie. Il ne s'agit pas d'une pénitence publique et tarifée à l'ancienne, mais bien d'une pénitence personnelle.

· La pauvreté : face au monde de l'argent et de la puissance, Robert exprime un refus sans concession, mettant en avant une conception économique toute nouvelle de la pauvreté. Voulant suivre nu le Christ nu il ne peut accepter les formes que prend l'Eglise de son temps en particulier le monde monastique de Cluny.

· La Vie Apostolique et la Primitive Eglise : comme toujours au Moyen Age, tout se résume dans l'idéal d'un retour aux sources. Il faut vivre comme les Apôtres, prêcher et grouper une communauté pauvre et unie. Ce rêve des origines trace en fait la voie aux Cisterciens et à Saint François d'Assise.

 

Une telle démarche traduit la recherche d'une foi plus personnelle, c'est le refus d'une vie religieuse extériorisée et formalisée au profit de l'affirmation de la conscience et de l'individu, c'est l'annonce d'une certaine modernité.

Cependant, s'il fuit le monde, l'ermite ne reste pas indifférent aux hommes et sa vie est marquée par la tension entre le désert auquel il revient comme à un idéal et la prédication. Robert accueille les foules où se pressent dans un mélange des plus hétéroclites, marginaux de toutes sortes, laissés pour compte de l'encadrement seigneurial, pauvres et prostituées. Certains ont vu en lui un contestataire social, un agitateur. Même si son discours comporte une forte résonance sociale, on ne peut le réduire à cela. L'assise religieuse de son discours reste permanente et s'il est suivi par des victimes de l'évolution de son temps, il l'est aussi par des dames de l'aristocratie et il entretient de bonnes relations avec les évêques et les grandes familles seigneuriales qui savent se montrer généreuses ; enfin, Pétronille de Chemillé n'est-elle pas de la famille de Craon ? Néanmoins, la portée sociale du discours est indéniable et certains auditeurs ont pu le recevoir comme une contestation de l'ordre établi, le canal religieux étant alors le seul moyen pratiquement d'exprimer le mécontentement. Sans le vouloir expressément, Robert a pu permettre à des contestations de s'exprimer et en les canalisant a aussi désamorcé leur puissance d'opposition.

Il se montre enfin original par son attitude envers les femmes. Michelet en a fait l'initiateur d'un rôle nouveau de la femme. La question s'avère plus complexe. Robert convertit beaucoup de prostituées, mais il est aussi suivi de quantité de femmes plutôt abandonnées à la suite de la mise en place du mariage monogame et indissoluble qui s'instaure. Beaucoup ne sont que des épouses plus ou moins légitimes, des concubines répudiées, mais on trouve aussi des femmes mariées qui trouvent là un refuge pour oublier une condition mal vécue.

La femme s'inscrit aussi dans la démarche pénitentielle de Robert. Marqué par son sentiment de culpabilité, il s'impose une épreuve qui remonte à la tradition des Pères du désert. Il vit et dort au milieu de ses disciples féminines pour mettre à l'épreuve sa chasteté provoquant les remarques de Marbode. En même temps, il impose une femme au gouvernement de l'ensemble de Fontevraud. La femme est valorisée, dans sa pensée, elle n'est pas le péché et, pécheresse, elle peut se repentir et recevoir le pardon de Dieu ; cependant imposer aux frères de Fontevraud la direction d'une femme constitue pour eux une forme d'ascèse.

Une telle pensée explique les tensions que J. Dalarun a bien mises en valeur en particulier dans les derniers moments de Robert. La seconde vita, sans doute écrite par un frère très proche, relate avec précision les quelques mois qui précèdent sa mort. Elle montre les divergences entre frères et religieuses, entre religieux et laïcs, en particulier en ce qui concerne le corps de Robert, future relique. Après le décès, ce corps sera ramené et enseveli à Fontevraud non pas dans le cimetière des moines comme le voulait Robert, mais près du grand autel de l'abbatiale, c'est à dire dans la clôture ce qui interdisait tout pèlerinage, tout miracle. La rédaction d'une deuxième vita serait due à la demande de l'abbesse Pétronille, insatisfaite du premier travail de Baudri mais ce second texte fut sans doute amputé de sa fin pour les mêmes raisons. La communauté, en ce qui concerne les religieuses, évoluait alors vers des formes plus traditionnelles, se spécialisant de plus en plus dans l'accueil de filles de la noblesse. Le saint fondateur présentait par ses aspects excessifs bien des inconvénients. Cela explique au moins en partie que Robert ne fut pas canonisé, même si la foule le reconnut comme tel. Il initiait alors une forme nouvelle de la sainteté, celle-ci n'était pas liée aux origines du personnage, le prédestinant en quelque sorte à cette fin, mais elle était le fruit d'une démarche personnelle, exigeante et volontaire.

 

Ainsi apparaît l'ermite sans doute le plus célèbre du XIIe siècle dans l'Ouest. Personnage quelque peu extravagant et excessif dans son exigence, profondément médiéval mais aussi promoteur de la modernité par la place qu'il accorde à la conscience, à l'individu, à la femme. Il exprime bien les contradictions et les tensions de son époque et en cherchant la solitude, il embrassa la société de son temps.

 

Daniel Pichot

Professeur d'Histoire Médiévale

à l'Université de Rennes 2

Conférence S.A.H.P.L. du 4 juin 1996

Ce travail doit beaucoup aux ouvrages de J. Dalarun :

w "L'impossible sainteté, la vie retrouvée de Robert d'Arbrissel (v. 1045-1116), fondateur de Fontevraud"

w "Robert d'Arbrissel, fondateur de Fontevraud"

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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