Bulletin n°31 - 2002-2003, p. 39

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NOTICE SUR WAROC

 

Dominique PAULET

Kerulvé - Lorient

« Cependant Chanao, comte des Bretons, avait tué trois de ses frères. Voulant aussi tuer Macliau, il le tenait en prison lié et chargé de chaînes. Celui-ci fut sauvé par Félix, évêque de Nantes. Après quoi il jura fidélité à son frère, mais il voulut rompre son serment je ne sais dans quelle occasion. Chanao, le sachant, le poursuivit de nouveau. Macliau, voyant qu’il ne pouvait se sauver, s’enfuit auprès d’un autre comte de cette région du nom de Conomor. Celui-ci, pressentant l’approche de ses poursuivants, le cacha sous terre dans un caveau et, selon l’usage, fit par dessus arranger un tumulus, lui réservant un petit soupirail par lequel Macliau pût respirer. Les poursuivants survenant, ils leur dirent : ‘‘Voici : ici gît Macliau mort et enterré’’. Ceux-ci entendant cette nouvelle se réjouissent et boivent sur le tumulus lui-même. Ils annoncèrent alors au frère (Chanao) que Macliau était mort ; entendant cela, Chanao s’empara de tout le royaume... Macliau, surgissant de dessous terre, gagna la ville de Vannes et là, tonsuré, il fut ordonné évêque... »

Ce texte, de la plume de Grégoire de Tours, raconte des évènements qui se sont déroulés au milieu du VIème siècle. Grégoire n’était pas encore métropolitain (archevêque) à ce moment et rédige à retardement, sur la base de renseignements de seconde main provenant sans doute de Félix, un des acteurs de l’épisode. Le point de vue est celui d’un Gallo-Franc qui n’a guère de sympathie pour les Bretons. Leurs chefs sont appelés « comtes » comme s’ils dépendaient docilement des successeurs de Clovis, ce qui à ce siècle est pratiquement un abus de langage.

Félix de Nantes est l’un de ces grands évêques qui s’efforcent de compenser les dérégulations du monde mérovingien. Maître en sa cité, il en pousse l’organisation jusqu'à des travaux rectifiant les cours d’eau. Il bâtit une basilique aux chapiteaux fleuris et au toit d’étain. Noble d’une lignée qui se comporte en propriétaire de son siège épiscopal, il intervient en diplomate alentour ainsi qu’on le voit ici.

Chanao prétend au pouvoir sur tout le sud de l’Armorique bretonne (Cornou). Il cherche à éliminer la concurrence de ses proches et pratique l’assassinat politique à la manière des Francs. A l’époque les princes de la Bretagne insulaire se comportent aussi de cette façon, comme le rapporte le contemporain Gildas dans son De Excidio Britanniae.

Macliau, frère de Chanao, est le père de Waroc (à noter que Waroc se dit aussi Erec). La chronique de Grégoire reparlera de Macliau lorsqu’il quittera son refuge épiscopal de Vannes. Pour l’instant il est intronisé d’une manière régulière, romaine, puisque Félix veille, et non dans le seul cadre des clercs bretons suivant une pratique qui sera interdite au concile de Tours quinze ans plus tard.

A l’image du rôle ambigu joué dans l’épisode par Conomor, ce personnage reste difficile à cerner. Il détient vraisemblablement de l’autorité sur une partie du nord de la péninsule (Domnonée), mais le véritable seigneur de toute cette région est Judual, lequel est en exil à la cour de Childebert. Samson de Dol, comme l’indique sa biographie ancienne, obtiendra du roi franc le retour de Judual.

En Francie, Clotaire est en concurrence de domination avec son frère Childebert. Chramne, fils de Clotaire, se fâche contre son père et s’allie à son oncle Childebert ; celui-ci meurt en 558. Deux ans après, Clotaire pourchasse son propre fils.

Chramne, nous dit Grégoire de Tours, « comme il ne voyait plus de moyens d’échapper, gagna la Bretagne et là auprès du comte des Bretons Chonobro lui-même, sa famille et ses filles se cachèrent... Cependant le roi Clotaire, frémissant de rage contre Chramne, se dirigea contre lui en Bretagne avec une armée. Mais celui-ci ne craignit pas de marcher contre son père. Comme les deux armées étaient rassemblées dans une même plaine et que Chramne avec les Bretons avait rangé la ligne de bataille contre son père, la nuit tombant, on arrêta de combattre. Cette même nuit Chanao, comte des Bretons, dit à Chramne : ‘‘je pense qu’il est injuste que tu doives marcher contre ton père. Permets-moi cette nuit même que je l’assaille et l’accable avec toute son armée’’. Cela Chramne, empêché sans doute par un miracle de Dieu, ne le permit pas. Le matin venu, les deux chefs, ayant mis en mouvement leurs armées, se hâtent au combat. Le roi Clotaire allait comme un nouveau David pour combattre son fils Absalon, pleurant et disant : ‘‘regarde-moi Seigneur depuis le Ciel et juge ma cause, car je supporte injustement les outrages de mon fils. Regarde Seigneur et juge justement et porte ce jugement même que tu prononças entre Absalon et son père David’’. On combattit cependant avec une force égale. Le comte des Bretons tourna le dos et tomba. Alors Chramne s’enfuit ; il avait des navires tout près sur la mer. Mais il voulut libérer sa femme et ses filles et fut surpris par l’armée de son père, capturé et enchaîné. Quand on eu annoncé cela au roi Clotaire, il ordonna de le brûler avec sa femme et ses filles enfermé dans la cabane d’une pauvresse. Chramne, étendu sur un banc, fut étranglé avec un mouchoir et la cabane fut mise en feu. C’est ainsi qu’il périt avec sa femme et ses filles. »

Une scène d’horreur clôt la bataille. En fait la grande action militaire que Clotaire a lancé contre les Bretons n’était pas seulement motivée par le désir de mettre fin à la fugue de son fils. L’alliance de Chanao (alias Chonobro) et de Chramne avait permis le regroupement d’une armée menaçante qui procédait au pillage de nombreuses régions, ainsi que le rapporte Marius d’Avenches, autre chroniqueur contemporain. Le roi de tous les Francs se devait d’y mettre de l’ordre et, du même coup, tentait de transformer la bonne entente entre les Bretons et feu Childebert en une véritable mise sous tutelle.

A n’en pas douter, le jeune Waroc retient les leçons des affrontements de 560, notamment cette crainte des ennemis face au combat nocturne ; il en tirera parti le jour venu.

Clotaire meurt un an plus tard. Les Mérovingiens sont désorganisés et ne menacent plus les Bretons. Sur place Chanao a un héritier, Bodic, apparemment moins agressif que son prédécesseur. Macliau n’est plus contraint de s’abriter sous la fonction d’évêque de Vannes. Grégoire écrit : «  Chanao étant mort, il (Macliau) apostasia et, ayant laissé pousser ses cheveux, il reprit sa femme qu’il avait abandonnée une fois clerc et avec elle le royaume de son frère. Mais les évêques l’excommunièrent », sans doute au cours d’un concile.

En réalité, comme le chroniqueur l’explique ensuite, Bodic et Macliau se partagent la Cornou : au premier la partie qui correspond à l’actuelle Cornouaille, au second le reste, c’est-à-dire essentiellement le pays de Vannes. La convention de partage est prolongée par l’engagement « que celui d’entre eux qui survivrait défendrait les fils de l’autre comme s’ils étaient les siens ». Au moment du serment de garantie réciproque envers leur progéniture, Bodic a un fils en bas âge, Theuderic ; la femme de Macliau donnera bientôt naissance à un frère de Waroc, Jacob (la suite des évènements montre en effet que Jacob est plus jeune que Waroc).

S’ouvre une période de paix d’une quinzaine d’années, durant laquelle Waroc se joint à une épouse qui lui donne au moins un fils, Canao ; ce nom recoupe celui du grand-père Chanao, selon une coutume ancestrale. Les autres enfants éventuels de Waroc ne sont pas connus. Le récit de la vie de St Gildas par le moine Vitalis, très postérieur, évoque Triphine, fille de Waroc ; mais il y est rapporté qu’elle devient l’épouse de Conomor, ce qui est chronologiquement impossible.

Les hauts clercs entretiennent, semble-t-il, de bonnes relations avec Waroc qu’ils préfèrent sans doute à son père en disgrâce religieuse. Des textes citent, peut-être abusivement, de nombreux « saints » rencontrés : Guenhaël de Lanester (‘‘Vie’’ de St Guenhaël), Gunthiern d’Anaurot et Ninnoc de Ploemeur (Cartulaire de Quimperlé), etc. En fait la génération des plus grands d’entre eux, ceux formés dans les illustres séminaires gallois, arrive à son terme ; parmi eux, Gildas et Samson. Les rénovateurs irlandais, tel Colomban, apparaîtront plus tard. Waroc est vraisemblablement trop jeune, à la mort de Gildas, pour avoir eu la chance de le rencontrer. Cependant le monastère de Rhuys prend vite de l’importance et perpétue l’influence de ses écrits où l’on voit le sage fondateur critiquer la conduite des rois.

Samson a créé bien loin, à Dol, une abbaye si prestigieuse qu’elle aura prétention au titre de métropole ecclésiastique de Bretagne. Il se rend à Paris, vers 563, pour participer à un concile. S’il n’a pas rencontré Waroc, il est rapporté que son associé Méen s’en est chargé. Samson et Méen sont apparentés à la famille régnante de Domnonée, et ces contacts ont des résonances diplomatiques.

Le siège épiscopal de Vannes a été pourvu d’un titulaire d’obédience plus romaine que Macliau, Eunius. Grégoire de Tours se complaît à décrire un trait de caractère de l’évêque : il est alcoolique. La situation politique de la ville de Vannes est complexe. Le trouble est accentué par les voyages de comtes mérovingiens réfugiés en Bretagne lorsqu’ils sont en disgrâce, tel Leudast chassé de Tours à l’époque de Sigebert.

Il est probable que les responsabilités de Waroc dans des tournées à travers le pays s’accroissent au fur et à mesure que son père vieillit, et qu’il recrute au passage des immigrants bretons pour constituer son armée. Les historiens s’accordent pour constater qu’il reste une trace du fonctionnement des légions romaines dans les bataillons bretons : plus de souplesse tactique que dans l’infanterie franque et moins de désordre individualisé qu’au temps des Gaulois

En 575 Sigebert est assassiné de la main de tueurs à gages commandités par Frédégonde. Son époux Chilpéric devient alors un dangereux voisin, ayant en principe la Bretagne en tutelle.

Macliau et Bodic s’étaient fait le serment de protéger mutuellement leurs fils. Bodic meurt le premier.

Bodic mort, que devient son fils Theuderic ? Grégoire nous le raconte, pour ainsi dire en direct puisqu’il est maintenant en poste officiel à Tours : « Macliau, oublieux de son serment, le chassa de sa patrie et prit le royaume de son père. Theuderic fut longtemps fugitif et errant. Dieu ayant eu pitié de lui, il rassembla des hommes de Bretagne, se jeta sur Macliau, le tua de l’épée avec son fils Jacob et remit sous son pouvoir la partie du royaume qu’avait autrefois possédée son père. L’autre partie, cependant, Waroc fils de Macliau se l’assura. »

Il est douteux que Waroc s’associe à ce conflit car l’armée qu’il dirige, capable environ deux ans plus tard de bloquer une invasion franque, aurait évité à son père d’être mis en déroute par Theuderic. Celui-ci, selon certains, aurait été chercher des renforts en Bretagne insulaire. D’autre part une légende complexe relate la vie de saint Mélar, jeune héritier de Cornouaille méchamment occis ; il est fort probable que le souvenir de ce meurtre ait sa source dans celui de Jacob, ce qui justifie le jeune âge attribué à ce dernier. Que ce soit à l’issue d’une embuscade ou lors d’une bataille rangée, la mort violente de Macliau et de Jacob clarifie le paysage politique de l’Armorique méridionale.

Waroc ne cherche pas à son tour à poursuivre Theuderic, meurtrier de son père. Il se contente d’un modus vivendi et s’assure, comme le dit le chroniqueur, du pays vannetais qui portera son nom et dont il est maintenant le « roi ».

La Francie est en perpétuel remous d’héritages. Chilpéric a fort à faire contre son frère Gontran qui s’est momentanément allié au fils de Sigebert. Les troupes qu’il a levées avec difficulté ne sont pas de taille contre cette alliance. Il les dirige alors vers les Bretons.

Grégoire de Tours s’intéresse à cette expédition qu’il situe en 578 : « Les Tourangeaux, les Poitevins, les gens de Bayeux , les Manceaux et les Angevins, avec beaucoup d’autres, allèrent en Bretagne sur l’ordre du roi Chilpéric et s’établirent près de la Vilaine contre Waroc fils de Macliau. Mais celui-ci par ruse, de nuit, se ruant sur les Saxons de Bayeux, tua la majeure partie d’entre eux. »

Les Francs n’apprécient pas les combats nocturnes, on l’a vu à propos de la bataille de 560. De dépit, ils appellent ruse une action de commando réussie. Les Francs sont décontenancés ; surpris d’une telle pugnacité, ils n’ont pas le courage d’aller plus loin. Après trois jours de palabres, Waroc, « faisant la paix avec les généraux du roi Chilpéric et donnant son fils en otage, promit par serment qu’il serait fidèle au roi Chilpéric. Il rendit aussi Vannes sous cette condition que s’il obtenait de la gouverner par l’ordre du roi, les tributs et tout ce qui était dû par cette ville, sans attendre aucune sommation, il les paierait. Ceci fait, l’armée fut retirée de ces régions. »

A part le mot « serment », peut-être transmis abusivement par les généraux mérovingiens pour valoriser le résultat de leur action, l’accord est ambigu : il semble conditionner le versement d’un tribut à une future délégation formelle de pouvoir. Il est question de la ville de Vannes, sans considération des campagnes avoisinantes aux mains des Bretons. L’enjeu est bien le pouvoir de Waroc sur la cité elle-même. La question ne semble pas entièrement réglée.

De quels moyens dispose Waroc pour clarifier sa situation auprès des puissants voisins, pour faire admettre sa souveraineté, donc échapper au tribut ? A Vannes, il s’en ouvre à l’évêque Eunius. Il est d’usage que les prélats s’interposent entre les grands de ce monde pour adoucir les situations épineuses. Eunius accepte de se rendre à la cour de Chilpéric et d’y représenter Waroc. Sa mission est sans doute d’obtenir un retour en arrière sur l’engagement de fidélité, de le réduire à une simple promesse de bon voisinage. Grégoire de Tours rapporte cette ambassade et note la réaction épidermique de Chilpéric : « celui-ci, furieux, le fit condamner à l’exil après l’avoir tancé fortement ». Eunius, éventuellement pris de boisson, a manqué de la moindre subtilité qui lui aurait évité de passer pour coupable alors qu’il n’est qu’intermédiaire. La sanction qu’impose Chilpéric est très contraignante, la plus sévère après la peine de mort en un temps où l’emprisonnement n’est guère pratiqué. L’année suivante, « Eunius, rappelé d’exil, est envoyé à Angers pour y vivre, mais il ne lui est pas permis de retourner dans la cité de Vannes ». Cette phrase laisse supposer des tractations délicates entre le métropolitain Grégoire lui-même et les frères Chilpéric et Gontran qui sont revenus en bonne intelligence.

Dans l’Eglise un évêque reste attaché à son siège territorial, depuis les précisions apportées à ce sujet par le concile de Chalcédoine en 451. Eunius ne peut donc être remplacé. Vannes a été privée de titulaire après la démission de Macliau, la voilà vacante à nouveau par l’assignation à résidence lointaine de son pasteur.

Pour anticiper sur ce sujet relativement à la période qui va suivre, les traces historiques manquent. On ne sait si Eunius a retrouvé un jour sa place dans la vieille cité vénète. Quelques années plus tard l’évêque en titre se nomme Regalis. C’est un homme d’une toute autre trempe. Il ne cherche pas à collaborer avec Waroc qui, pourtant, a su s’entendre avec son prédécesseur. Regalis se considère, dira-t-il lui-même, comme prisonnier des Bretons.

L’année qui suit l’affrontement de la Vilaine est mouvementée. Grégoire l’évoque à deux reprises :

« Les Bretons cependant ravagèrent la région de Rennes par l’incendie, le butin enlevé, les captifs emmenés. Tout en combattant, ils s’avancèrent jusqu'à Cornutium vicum (Corps Nuds)... Le ‘‘dux’’ Beppolène est dirigé contre les Bretons et dévaste quelques lieux par le fer et l’incendie... »

« Cette année-là (579) les Bretons furent très malfaisants autour des villes de Nantes et de Rennes. Emmenant un butin immense, ils courent par les champs ; ils dépouillent les vignes de leurs fruits ; ils emmènent des captifs. Comme Félix, évêque de Nantes, leur avait envoyé une députation, ils promirent de réparer le mal, mais ils ne voulurent en rien tenir leurs promesses. »

Notre chroniqueur est plus lyrique à propos des dégâts commis par les Bretons qu’au sujet des ravages causés par l’expédition confiée à Beppolène. Malgré ses préventions, il juge les uns malfaisants et les autres dévastateurs, ce qui laisse supposer une plus grande cruauté de la part des Francs.

On reconnaît deux campagnes différentes : la première au printemps vers Rennes, sans doute en coordination avec des éléments venant de Domnonée, la seconde à l’automne vers Nantes. Waroc a peut-être senti le besoin de tâter d’abord le terrain du coté de la cité qu’il connaît le moins. Le but de ces campagnes pourrait être l’intimidation mais, par leur ampleur, elles ressemblent davantage à une provocation ou à un accès de rage après l’échec de la mission d’Eunius. Les expéditions interviennent loin dans les terres étrangères, sans aller jusqu’aux villes ; une mise à sac de Rennes ou de Nantes serait une toute autre opération. Quant aux captifs, deviendront-ils esclaves ? L’esclavage à la mode romaine exige une forte organisation et n’est plus vraiment de mise. Le style de servage qui lui fait place s’apparente plutôt à un lien irrévocable avec la terre qu’exploite le serf pour le compte de son maître. Les Bretons ne semblent plus pratiquer la traite des hommes, sauf quelques clans côtiers lorsqu’ils mettent la main sur des pirates barbares.

Beppolène rode dans la région mais poursuit des ambitions personnelles et ne se manifeste pas en cette occasion ; son heure viendra. S’employant à imposer son autorité sur Rennes, il se fourvoie dans la violence, assassine la fille de son évêque.

Finalement Félix entre en jeu. Grégoire ne l’aime pas et se complaît à annoncer l’échec de son intervention ; Fortunat de Poitiers, de son coté, signale que l’action de Félix ramène la paix. On voit mal les Bretons rendre ce qu’ils ont pris, mais une sorte de cessez-le-feu a pu être décidé dans un accord entre Waroc et les envoyés de l’évêque de Nantes ; aucune razzia n’est rapportée pendant les années suivantes.

Les démonstrations militaires de Waroc ont jusqu’alors été bénéfiques pour la Bretagne et, depuis la Domnonée, une certaine suprématie semble reconnue au chef du pays vannetais ; Juthaël succède à Judual, mais Waroc aurait surtout affaire à son représentant Vidimacle, bien que le récit historique ne dise pas expressément que Vidimacle relève de la Domnonée. Et il n’est pas impossible que la Cornouaille participe aussi au gonflement des effectifs.

Félix de Nantes meurt en 582. Plus tard, le successeur de Félix ne cherchera pas à emboîter les pas de son illustre prédécesseur dans les opérations diplomatiques.

La situation demeure conflictuelle à l’intérieur de la Francie : le roi Gontran, depuis sa Burgondie, arbitre les différents, souvent sanglants, entre ses belles-sœurs Frédégonde et Brunehaut. Brunehaut défend, de ses terres du Nord-Est, la suprématie de son jeune fils Childebert II. Frédégonde, voisine de la Bretagne, après que son mari Chilpéric ait été assassiné (584), en fait autant avec son dernier né Clotaire II, encore plus jeune. Finalement Gontran s’associe au sort de Childebert II (587) et son rôle devient hégémonique. Frédégonde, isolée, cherche des appuis jusqu’auprès des Bretons.

La manie des chamailleries mérovingiennes se répand en cascade des personnages couronnés à leurs grands valets. Beppolène, ayant en charge les contrées bientôt appelées « Marches de Bretagne », infidèle à Frédégonde, devient général pour le compte de Gontran. L’ayant appris, Frédégonde est furieuse contre Beppolène, nous dit Grégoire de Tours, « elle le haïssait depuis longtemps, elle ordonna aux Saxons de Bayeux d’aller au secours de Waroc les cheveux coupés à la manière des Bretons et les vêtements arrangés de même ». Beppolène ne parvient pas à soumettre la ville de Rennes, il y place son fils ; celui-ci est mis à mort par les habitants.

Waroc décide d’un raid. Notre chroniqueur le décrit d’une manière routinière, sous l’année 588 : « Les Bretons, cependant, se ruant sur le territoire namnète, emportèrent du butin, envahissant les villae et emmenant des captifs. Quand on eut rapporté ceci au roi Gontran, il ordonna de mobiliser l’armée en envoyant aux Bretons un messager pour leur parler afin qu’ils réparent tout le mal qu’ils avaient fait, ou qu’ils sachent qu’ils tomberaient sous le glaive de son armée. »

Les Bretons acceptent de discuter. Dès qu’il le sait, Gontran « envoie une légation comprenant Namatius, évêque d’Orléans et Bertrand, évêque du Mans, avec des comtes et d’autres hommes illustres. Du royaume de Clotaire furent présents les fils de Chilpéric, personnages distingués. Allant sur la frontière des Namnètes, ils parlèrent avec Waroc et Vidimacle de tout ce que le roi avait ordonné. Mais les Bretons dirent : ‘‘Nous savons que ces cités sont sujettes des fils du roi Clotaire et que nous-mêmes devons leur être sujets. Nous ne tarderons pas à réparer tout ce que nous avons fait contre l’ordre.’’ Ayant donné des fidéjusseurs et souscrit des engagements, ils promirent de donner plusieurs milliers de sous de composition au roi Gontran et à Clotaire, s’engageant à ne jamais attaquer au-delà de la limite de ces cités (Nantes et Rennes). Ceci arrangé, certains retournèrent et rapportèrent au roi ce qu’ils avaient fait. »

La composition de la délégation franque est d’importance, mais la conclusion des débats, une fois de plus, ne comporte pas de décision s’appliquant immédiatement. Le montant de l’amende de composition ou de réparation proposé est un capital important, de l’ordre de valeur de quelques centaines de chevaux. Waroc est certainement en état de payer ou du moins de regrouper rapidement la somme ; il y a trop de gens, présents à l’entrevue ou à portée de témoignage, suffisamment informés de la richesse de Waroc pour qu’il puisse risquer un énorme mensonge. Cependant les envoyés du roi franc se contentent de promesses et d’otages de garantie.

Durant les deux années suivantes, les Bretons reprennent leurs expéditions. Grégoire raconte que « Waroc, oublieux de son serment et de sa caution, négligea tout ce qu’il avait promis, enleva les vignes des Namnètes et, rassemblant la vendange, transporta le vin dans le Vannetais ; le roi Gontran, de nouveau très en colère , ordonna de mobiliser l’armée, mais il s’apaisa ».

Puis, en 590, « les Bretons sévissaient fortement autour des villes de Rennes et de Nantes. Le roi Gontran ordonna de mener une armée contre eux. Il mit à sa tête les ducs Beppolène et Ebrachaire ; celui-ci, craignant que si Beppolène remportait la victoire, il ne lui prit son gouvernement (sa charge), se prit d’inimitié pour lui. Pendant toute la route ils s’accablèrent de blasphèmes, d’injures et malédictions. Par le chemin qu’ils parcoururent, ils multiplièrent les incendies, les meurtres, les pillages et autres forfaits. Cependant ils arrivèrent à la Vilaine, la franchirent et atteignirent l’Oust. Là, ayant détruit les cabanes d’alentour, ils établirent des ponts et ainsi passa toute l’armée ».

L’Oust semble marquer ici, quelque part entre Glénac et Peillac, une limite de l’influence du clergé breton, au sud, et des prêtres d’origine gallo-romaine, au nord, en conformité avec l’étude d’Erwan Vallerie sur les limites des paroisses. Un renseignement précieux provient des clercs favorable aux Francs. En effet « un certain prêtre rejoignit alors Beppolène disant : ‘‘si tu me suis, je te mènerai jusqu'à Waroc et je te montrerai les Bretons rassemblés en un seul point’’ ».

La vallée est en ces lieux large et très marécageuse, et l’effet de la marée y parvenait alors. Un gué, le plus en aval sur la rivière, permettait le passage. Un camp fortifié très ancien dont il subsiste des traces (à La Chaumaille en Peillac) domine l’emplacement du gué. Il est possible que c’était là qu’étaient rassemblés les Bretons. Bien que Grégoire écrive certainement sous la dictée d’un membre des troupes franques qui sont repassées par Tours après leur déroute, il a pu y avoir une légère inversion dans le témoignage : Beppolène a peut-être obtenu le renseignement du prêtre espion avant de passer l’Oust et décidé de bâtir un pont plutôt que d’utiliser le gué, afin de prendre Waroc à revers.

L’armée de Waroc et de ses alliés s’est portée au-devant de l’ennemi et campe donc non loin, sur le plateau. Elle se sent en force, mais les Francs vont bénéficier du renseignement de l’espion : « Beppolène, arrivant avec ceux qui ont voulu le suivre, un combat s’engagea et, pendant deux jours, il tua beaucoup des Bretons et des Saxons... Ebrachaire l’avait quitté avec une forte troupe et il ne voulut pas le joindre jusqu'à l’annonce de sa mort. Le troisième jour, ceux qui entouraient Beppolène avaient été tués ; blessé d’un coup de lance, il combattait, mais Waroc se rua sur lui et ils le tuèrent. Waroc les avait en effet enfermés dans des voies étroites et des marais, dans lesquels ils furent tués davantage par la boue que par le glaive. »

L’issue de cette grande bataille est une victoire pour les Bretons, assez fins stratèges pour surmonter l’effet de surprise initial et refouler les Francs sur un terrain qui leur était défavorable.

Mais la forte troupe d’Ebrachaire est intacte et se déplace. Grégoire de Tours nous le signale : « Ebrachaire cependant atteignit la ville de Vannes. L’évêque Regalis avait envoyé à sa rencontre ses clercs avec des croix, chantant des psaumes ; ils le conduisirent jusqu'à la ville ». Il apparaît que les vétustes remparts gallo-romains de Vannes n’en font pas une cité close ; la moindre garnison aurait empêché les fidèles de l’évêque d’en sortir.

Waroc s’occupe alors de mettre à l’abri les coffres ou dorment tant d’objets de valeur accumulés et les fait embarquer. « Plusieurs rapportaient ainsi à ce moment là que Waroc, voulant fuir dans les îles avec des navires chargés d’or et d’argent et de ses autres biens, comme les navires avaient gagné la haute mer, le vent s’était levé. Les navires submergés, les Bretons avaient perdu les richesses qu’ils y avaient mises»

Les îles, ce sont Vindilis, Siata et Arica (Belle-Isle, Houat et Hoedic). Dans ces parages, il est difficile d’être surpris loin d’un abri par l’une de ces tempêtes d’été qui surviennent parfois. Surtout au point de perdre une flottille entière. Plus vraisemblablement, une des barques se sera éventrée lors d’un accostage périlleux. Tout porte à croire que Waroc en tirera parti pour faire admettre qu’il est dans l’impossibilité de verser un tribut. Il regagne le continent, emportant seulement le coffre bien garni qui servira à apaiser Ebrachaire.

Pendant ce temps l’armée bretonne, en retour de l’Oust, s’est approchée de Vannes, sans doute dirigée par Canao fils de Waroc. Ebrachaire ne tient pas à subir le sort de Beppolène et se prépare à bâcler un armistice. « Cependant Waroc, venant à Ebrachaire, demanda la paix et il donna des otages avec beaucoup de présents, promettant de n’aller jamais contre le bien du roi Gontran ». La commission privée d’Ebrachaire figure parmi les présents. Il s’empresse de l’installer sur une mule bâtée prenant place dans la petite armée qu’il a sélectionnée, avec l’aide de son sbire Wilachaire, en vue d’un retour rapide vers ses terres.

Au cours des négociations « l’évêque Regalis, avec ses clercs et les habitants de sa ville, firent les mêmes serments, disant : ‘‘Nous ne sommes en rien coupables envers nos seigneurs rois et jamais par orgueil nous n’avons été contre son bien, mais placés dans la captivité des Bretons, nous avons été soumis à un joug très sévère’’. La paix faite entre Waroc et Ebrachaire, Waroc dit : ‘‘Partez maintenant et annoncez que je prendrai soin d’accomplir de bon gré tout ce que m’a ordonné le roi. Afin que vous ajoutiez foi plus entière à cela, je vous donnerai mon neveu en otage’’. Et ainsi fit-il et la guerre s’arrêta. »

Ebrachaire s’éloigne, abandonnant une partie de ses troupes. Privés des éléments les plus valeureux de ce qui restait de l’armée franque, encombrés des civils fuyant avec eux, ces guerriers délaissés organisent mal leur retraite. Prenant au plus court, ils butent sur la basse Vilaine qu’ils commencent à franchir, mais « les hommes valides, les moins valides et les pauvres qui étaient avec ceux-ci, tous ne purent passer à la fois. Comme ils se trouvaient sur les bords du fleuve Vilaine, Waroc, oublieux des serments et des otages qu’il avait donnés, envoya Canao son fils avec une armée et, ayant pris les hommes qu’il avait trouvé sur le rivage, il les lia. Il tua ceux qui résistaient. Certains, qui voulurent passer avec des chevaux, furent jetés dans la mer par le cours torrentueux. »

La femme de Waroc intervient alors, à propos des prisonniers francs : « par la suite beaucoup furent renvoyés par l’épouse de Waroc avec des tablettes de cire comme des affranchis et ils retournèrent dans leurs demeures ». La délivrance est organisée à la manière romaine, en faisant attacher au cou des libérés une planchette portant l’inscription : liberatus. Il est difficile d’analyser le comportement de la compagne de Waroc ; peut-être veut-elle marquer le point d’arrêt de la guerre par un acte généreux émanant du pouvoir.

La suite du récit de Grégoire ne concerne plus les événements de Bretagne, mais leur lecture en dit long sur le gangstérisme des généraux mérovingiens. « L’armée d’Ebrachaire, qui avait traversé antérieurement, n’osa pas retourner par le même chemin qu’à l’aller, de peur d’être exposée aux maux qu’elle avait infligés. Elle se dirigea vers Angers, gagnant le pont du fleuve torrentueux de la Mayenne. Mais une petite troupe qui passa d’abord à ce pont dont nous avons parlé, fut dépouillée et réduite au déshonneur, certains même tués. Passant par Tours, et pillant, ils dépouillèrent beaucoup de gens. Ils avaient en effet pris à l’improviste les habitants du lieu. Beaucoup de gens de cette armée allèrent vers le roi Gontran, disant que le duc Ebrachaire et le comte Wilachaire, ayant reçu de l’argent de Waroc, avaient fait périr l’armée. A cause de cela, Ebrachaire s’étant présenté fut accablé de beaucoup de reproches par le roi qui le bannit de sa présence... ». Il apparaît qu’Ebrachaire, bien que proscrit, garde pour lui, en lieu sûr, le précieux coffre renfermant les cadeaux de Waroc.

Grégoire de Tours ne rapporte rien sur la Bretagne après la guerre de 590. L’un des derniers des littérateurs latins, il meurt en 594. Pendant très longtemps, personne ne rédigera plus de chronique circonstanciée. Cependant Frédégaire, l’année même de la mort de Grégoire, signale une nouvelle bataille entre Francs et Bretons. Au vu de la brièveté du rapport on suppose que ces derniers sont vainqueurs ; le combat aurait eu lieu à l’Est de Rennes. Puis c’est le silence historique.

La pieuse réputation qui suit Waroc, telle qu’elle transparaît dans les « vies de saints », n’a pu se nourrir que d’une vieillesse édifiante (pas au point cependant d’en faire lui-même un saint, à l’instar d’autres rois) et il a du être mis en terre avec solennité. Son cercueil nous est-il parvenu ? Il existe à Lomarec, commune de Crach, un sarcophage de granite conservé au fond d’une chapelle. L’inhumation dans un sépulcre de pierre est rare en Basse-Bretagne au Haut Moyen Age. Le tombeau de Lomarec est presque unique pour les VIème/VIIème siècles dans le Morbihan, en tous cas le seul à porter une inscription. C’est d’ailleurs, de toute la Bretagne occidentale, le seul sarcophage portant une épigraphe ; quelques mots largement gravés s’étalent sur l’un des grands cotés, à l’intérieur : IRHA EMA * IN RI. Ce qui signifierait approximativement, en vieux breton : « ici est ce roi ». Une équipe de chercheurs britanniques a toutefois proposé une interprétation différente.

L’attribution de cette sépulture à Waroc a été examinée par de nombreux historiens (Philippe Guigon en relève seize). La conclusion est généralement positive. Il est possible que le site ait été celui d’un très ancien petit monastère.

Outre l’histoire écrite et l’archéologie, la tradition peut renseigner sur l’importance d’un personnage. Waroc est le seul « roi » breton dont le pays portera le nom : « Pays de Waroc » ou « Bro Erec », pendant plus de mille ans. D’autre part un ancien poème relate la rencontre de Waroc avec une femme fort laide, qu’il épouse avec répugnance ; dés le mariage, elle se transforme en une belle jeune fille, image de son pays. Vieux mythe transposé sur notre héros.

 

 

WAROC

Notes bibliographiques

 

Bordonove Georges – Clovis et les Mérovingiens (France Loisirs 1988), permet une bonne compréhension des évènements de Francie. Bordonove attribue à Waroc le qualificatif de « chef de bande » (p.232), ce qui est abusivement péjoratif ; que dire alors du comportement de Beppolène et d’Ebrachaire ?

Bourgès André-Yves – Le Dossier Hagiographique de Saint Melar (CIRDoMoC) et correspondance : reprise légendaire de la mort de Macliau et de Jacob.

Davies Wendy et autres – Les Inscriptions de la Bretagne du Haut Moyen Age (Celtic Studies Publication 2000), contient une étude du sarcophage de Lomarec.

Fleuriot L. – Outre la traduction de Grégoire de Tours utilisée (Origines de la Bretagne, Payot 1988, pages 239 et suivantes), Léon Fleuriot donne dans les Annales de Bretagne, fascicule 77-4, 1970, pages 629-653, en compagnie de Patrick André et Gildas Bernier, une interprétation de l’inscription du sarcophage de Lomarec.

Flobert Pierre – La Vie Ancienne de Saint Samson de Dol (CNRS Éditions 1997), pour le conflit Judual/Conomor.

Grégoire de Tours – Les extraits de la volumineuse Historia Francorum cités sont repris des Origines de la Bretagne de Léon Fleuriot.

Guigon Philippe – Les Sépultures du Haut Moyen Age de Bretagne (Institut Culturel de Bretagne). Page 77 : sarcophage de Lomarec en Crach.

Kerboul-Vilhon Christiane – Traduction du De Excidio Britanniae de St Gildas (Éd. du Pontig 1996), un des rares textes remontant au VIème siècle, exprimant les rivalités violentes entre rois celtiques.

Lozachmeur Jean-Claude – Interprétation des Mythes Celtiques, dans Mélanges à la mémoire de Léon Fleuriot (PUR/SKOL 1992), au sujet du poème sur Waroc.

Maître L. et de Berthou P. – Cartulaire de Quimperlé (Éd. Philon et Champion) : on y lit les vies de St Gunthiern et de Ste Ninnoc qui ont rencontré Waroc.

Morvannou Fanch – Saint Guénaël (CRBC 1997) : les excellentes relations de Waroc et Guénaël sont rapportés dans l’hagiographie ancienne.

Paulet D. – Waroc, biographie vraisemblable d’un authentique roi breton (Éd. du Petit Véhicule, Nantes 2002: en 70 pages, premier récit imagé de la vie de Waroc, évitant les renvois aux sources pour la facilité de lecture.

Vallerie ErwanCommunes Bretonnes et Paroisses d’Armorique (Éd. Beltan 1986), page 87 : paroisse gallo-romaine de Glénac.