DOUZE STELES GRAVEES D’UNE CROIX HAMPEE

DANS LE MORBIHAN OCCIDENTAL

Dominique PAULET

Kerulvé - Lorient

 

III. Tentative de classement typologique et chronologique

 

1-Coup d'oeil général

2-Essai de mise en séquences de la période
3-Quatre stèles bien proches
4-Hampe courte, gravure au trait
5-Hampe large et longue

6-Des gravures plus récentes

7-Conclusion

Carte    Notes

 

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Présentation générale
Les douze stèles 1ère Partie
Les douze stèles 2ème Partie

 

 

III.1. Coup d’œil général

Chacune des douze stèles a quelque chose de différent à nous dire. A part les motifs archaïques sur trois faces de celle de Landaul §II.11, toutes les croix sont cependant analogiquement semblables, à branches pattées égales et prolongées vers le bas par une lance ou un quadrilatère. La présence ou non d’épigraphes ne brise pas l’homogénéité relative du groupe, et ces inscriptions autorisent une fourchette de datation. Les gravures de croix hampées de nos stèles sont attribuables à la période VIIème/Xème siècles. Les traces archéologiques du haut Moyen Age sont peu nombreuses, et celles-ci sont précieuses à ce titre.

III.2. Essai de mise en séquences de la période

Avant de tenter un classement typologique et temporel des stèles entre elles, considérons les ruptures historiques, meilleures balises des époques que les changements de siècles du calendrier.

Dans la dernière partie du VIème siècle, le sud de l’Armorique est partagé en deux comtés-royaumes : la Cornouaille et le Pays de Vannes (Bro Waroc). La cité de Vannes est définitivement intégrée au domaine breton (590).

En 753 Pépin le Bref inaugure une série de campagnes militaires contre les Bretons. La Marche de Bretagne se met en place jusqu’à l’Ellé.

818 : Louis le Pieux vient à bout de Morvan et impose le remplacement des usages dits « celtiques » par les règles monastiques bénédictines. L’administration carolingienne passe ensuite entre les mains de Nominoë dont l’action aboutit à l’indépendance de la province.

La terreur des razzias normandes entraîne une progressive désorganisation. Le monastère de Saint Guénaël aux berges du Blavet est évacué vers 920. Mais dès 936 le retour d’Alain Barbe Torte amorce une restauration. Lentement, le système féodal va se mettre en place et la renaissance romane éclore.

Trois époques de possible épanouissement culturel se signalent :

- VIIème et première moitié du VIIIème siècle, consolidation de l’implantation bretonne

- Environ le IXème siècle, influence carolingienne (création de l’abbaye de Redon, reconstruction de celle de Landévennec)

- Deuxième partie du Xème siècle, pré-romane.

III.3. Quatre stèles bien proches

Un lot de croix gravées en creux, à hampe fine, présente un indéniable air de famille. Il n’y a que de légères différences dans l’évasement des bras ou l’utilisation de courbes dans leur tracé.

Sur les deux stèles représentées ci-après à gauche de la figure, Crac’h et Prostlon, les croix sont répétées sur deux faces opposées de la pierre, ce qui accentue leur parenté. Elles sont situées dans l’axe du Pou Belz ; celle de Langonbrac’h (à droite sur la figure) n’est guère éloignée et la petite stèle de Brandérion (ici sa face S-E) assez proche.

  La stèle de Crac’h voisine le sarcophage de Lomarec plus ancien, celle de Langonbrac’h est située dans un vénérable lieu de sépulture. Sans parler de « terre sainte », il vient l’impression d’un grand terroir à population homogène.

Le lot est daté par l’inscription de Crac’h donnée du VIIème/VIIIème siécle, plutôt VIIème/première moitié du VIIIème. (Les compléments sur la stèle de Langonbrac’h sont probablement un peu plus récents, voir §II.4, et l’incision « Prostlon » sur la stèle de ce nom est postérieure aux gravures de croix, voir §II.2.)

De par la datation de son épigraphe et le style général, la stèle de Kervanguen doit être associée au même lot. La variante de forme du dessin peut provenir d’influences cornouaillaises comme dit au §II.5 et au vu de la croix de Cléder évoquée au §I.3.

Si l’on retient ces hypothèses, il convient de remarquer une divergence dans l’évolution en ces temps des images de croix entre Pays de Galles et Sud-Bretagne. La première zone se distingue par des croix potencées extrêmement ornées et auréolées, la seconde, ici même, par des croix pattées du genre rencontré sur des sculptures du VIème siècle, par exemple aux chapiteaux des basiliques de Nantes.

III.4. Hampe courte, gravure au trait

Trois gravures de croix méritent d’être examinées ensemble (voir figure, de gauche à droite) : Branderion face S-O, Landaul face Nord, Plumergat du coté de l’inscription « Rimoete ». Toutes les trois sont complétées vers le bas par un petit rectangle, symbole d’un support.

La croix de Branderion est mieux dessinée, plus nettement pattée que celle de Plumergat, probablement parce que le modèle de l’autre face guide le graveur.

La gravure est au simple trait sauf à Plumergat où l’espace est trop réduit pour appliquer cette facture.

Le lot est à considérer comme homogène. Une seule inscription, « Rimoete », pour aider à le classer dans le temps. Un seul mot, mais il n’y en a guère plus sur la stèle Prostlon ; une pierre assez informe située dans la presqu’île de Locoal porte également un nom isolé : « Jagu ». Ces brèves épigraphes sont difficiles à dater ; d’après le CIPS une probabilité est à situer vers le IXème siècle. C’est une indication, mais rien ne certifie qu’à Plumergat §II.12 on ait gravé la croix en même temps que l’inscription qui figure verticalement à coté ; elle ne s’étale pas de part et d’autre de la croix comme par exemple à Crac’h, indiquant une confection simultanée ou postérieure à celle de la croix.

Une persistance d’un mode de gravure au trait, qui ne doit pas être considéré comme une facilité, est signalé par une monnaie13 : sur un denier du comte de Cornouaille du début du XIème siècle figure une croix pattée ainsi constituée, unique en ce genre dans la numismatique française. Sur la pierre, la sculpture en relief apparaîtra dès l’époque pré-romane (voir Locoal §II.8).

Dans l’état de la présente recherche, il paraît convenable d’affecter la période du IXème siècle à nos croix à hampe courte et au procédé de gravure au simple trait.

La stèle de Plouharnel §II.10 est de ce type, bien que l’image occupe plus largement la face utilisée. Elle est vraisemblablement de la même période.

III.5. Hampe large et longue

En ce qui concerne la forme générale et les proportions, les croix hampées de Kervily, Kergonan et St Jean Brévelay (de gauche à droite sur la figure) sont voisines, dressées sur un poteau plutôt que sur un manche. Elles sont situées au Nord de la frontière du Pou Belz, peut-être dans un secteur où la tradition de croix-monuments, calvaires primitifs en bois, était vivace.

Chacune de ces stèles est gravée d’une manière différente : la première en faux-relief, la seconde en creux, la troisième au trait ; ce qui pose problème.

Kervily et Kergonan sont dans la même commune de Languidic, paroisse primitive dont dépendait Branderion. Lors de l’implantation bretonne la zone est sans doute occupée par une forêt au centre de laquelle un établissement monastique , Lan-, s’est installé14. Kervily peut marquer une limite du défrichement qui monte vers le Nord depuis le Pou Belz, borner une extension de domaine. Ceci cadre avec l’inscription de la stèle, relative à une famille où se porte le nom « Heranhal », comme à Crac’h ; ce qui n’indique pas une simultanéité, le même nom pouvant être attribué à des personnes distantes de plusieurs générations. Les différences d’image et de technique ne donnent d’ailleurs pas à penser que les gravures de Kervily et de Crac’h aient été réalisées au même moment. Le tracé plus rectiligne des bras de la croix pour Kervily indiquerait-il une création plus récente, milieu du VIIIème siècle (la datation de l’épigraphe ne déborde pas sur le siècle suivant) ?

En parallèle aux croix gravées en creux du §III.3, celle de Kergonan est la plus sophistiquée dans l’utilisation de courbes pour les bras, la plus typée « orientale » si l’on peut dire. Placée vers le Nord de la paroisse forestière de Languidic, à l’approche de la vallée du Blavet, elle marquait peut-être, sur l’instigation d’un moine voyageur, un nouveau lieu christianisé. Nous sommes en droit de la considérer comme une des plus anciennes du groupe des douze.

Quant à la stèle de St Jean Brévelay, sa technique de gravure au simple trait la rapproche des modèles examinés au §III.4 ; probable IXème siècle, sans aucune certitude.

III.6. Des gravures plus récentes

La croix sculptée en relief dans un cercle, sur la stèle de Locoal §II.8, révèle un art nouveau ; il en a déjà été question.

Les décorations de la stèle Prostlon, vraisemblablement associées au nom de la princesse, sont également d’un nouveau style.

Ces œuvres relèvent sans doute de la deuxième partie du Xème siècle.

 

 

III.7. Conclusion

Les indications fournies par l’analyse de nos douze stèles (en fait treize modèles de croix hampées puisque celle de Brandérion en compte deux) ne sont pas toutes fiables, et bien des présomptions comblent les lacunes. Qu’il soit permis cependant de dresser un tableau récapitulatif.

Des éclaircissements pourraient encore être recherchés, notamment dans une étude plus complète des formes de croix ailleurs. Peut-être reconnaîtra-t-on, de Crac’h à Kervily en Languidic, les traces d’un noyau de pouvoir et/ou d’un groupe de clercs à une époque où l’Histoire est très silencieuse.

Notes

1– Daniel TANGUY : Les Stèles de l’Age du Fer dans le Morbihan, les Arrondissements de Lorient et Pontivy. Institut Culturel de Bretagne, Laboratoire d’Anthropologie-Préhistoire, Université de Rennes I 1997.

2– Les Inscriptions de la Bretagne du Haut Moyen Age. Celtic Studies Publications 2000.

3– Grégoire de Tours : Historia Francorum, X,§9. Cité dans le bulletin SAHPL n°31, p.34.

4– Yves-Pascal CASTEL : Atlas des Croix et Calvaires du Finistère, SAF 1980, p.49.

5– Erwan VALLERIE : Communes Bretonnes et Paroisses d’Armorique, Éd.Beltan 1986. La carte ci-contre est composée d’après les figures de cet ouvrage, les noms des paroisses primitives y sont soulignés.

6– Hubert GUILLOTEL : La Bretagne des Saints et des Rois, O.-F.Université 1984, p.361.

7– Philippe GUIGON : Les Sépultures du Haut Moyen Age en Bretagne, Institut Culturel de Bretagne, Laboratoire d’Anthropologie-Préhistoire, Centre Régional d’Archéologie d’Alet 1994, p.79.

8– Carol HEITZ : La France Pré-Romane, Éd.Errance 1987, p.36 et suiv.

9– Bulletin SAHPL n°31 2002-2003 (D.Paulet p.39, L.Goulpeau p.45).

10– Fascicule Skol Vreizh, Pierres gravées et Inscriptions du Haut Moyen Age Breton, « Stèle du Couédo ».

11– Bulletin de la Société Polymathique du Morbihan 1937, p.24.

12– Mark REDKNAP : The Christian Celts, National Museum of Wales 1991.

13– Bulletin de la Société Française de Numismatique, n°1 janvier 2001, p.6.

       14- Erwan VALLERIE, ouvrage cité en note 5, p.66.