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LE DOMAINE CONGÉABLE

Quelles pistes de recherche ?

 

Philippe Le Roscouët

Introduction

I/ Le domaine congéable : un mode d’appropriation du sol original

Carte 1-Les usements sous domaine congéable

II/ Le domaine congéable révèle les hiérarchies paysannes 

1) Une originalité omniprésente

Tableau 1- Répartition de la propriété foncière – Ploemeur (1750)

2) Une pyramide originale  

3) Le Sous-fermage 
III/ Le congément : pratiques et stratégies.

1) Les acteurs du congément

Tableau 2- Répartition des congéments

2) Arrangements ou déchirements familiaux ?

3) Les parades au congément

Tableau 3- Suites données aux baillées de congément

Conclusion 

Bibliographie

 

Introduction

 

Depuis les travaux de Roger Dupuy, on sait que la Bretagne, avant de chouanner, de résister à la Révolution, rejoignant ainsi la Contre-Révolution nobiliaire, avait été le fer de lance de la contestation contre la société inégalitaire de la France d'Ancien Régime et avait accueilli favorablement la Révolution.

Les députés bretons du tiers-état ne furent-ils pas à l'origine du club des Jacobins à Versailles? Plusieurs mois avant la convocation des Etats-Généraux à Paris, en mai 1789, la Bretagne avait été le théâtre d'affrontements entre une noblesse bretonne crispée sur ses privilèges et son refus de toute réforme, d'une part, une jeunesse bourgeoise patriote et réformatrice, d'autre part. L'affrontement avait été sanglant. Ce furent les fameuses journées des bricoles à Rennes en janvier 1789. Très tôt éclata donc en Bretagne la fragile union que les trois ordres (clergé, noblesse et tiers-état) avaient scellé contre la monarchie absolue à Vizille en Dauphiné en …., union qui reposait sur des malentendus, lesquels n'apparurent à Versailles puis à Paris que plus tard.

Si c'est la jeunesse bourgeoise qui fait preuve d'activisme, la paysannerie n'est pas absente du débat politique. Au contraire, elle est un enjeu entre les deux groupes qui s'opposent déjà, les patriotes et la noblesse. Chacun tenta de convaincre la paysannerie d'opter pour son camp. A la lecture des cahiers de doléance des paroisses rurales, on constate que la paysannerie a plutôt penché du côté de la jeunesse patriote. Certains auteurs ont pu dire qu'elle fut manipulée. Il n'en est rien. Roger Dupuy a démontré que la paysannerie a choisi parmi des modèles diffusés par les patriotes. Ce choix témoigne bien d'une conscience politique. Surtout, on y retrouve une revendication plus spécifiquement paysanne, à savoir une contestation virulente du domaine congéable, un mode d'appropriation du sol originale dont l’étude mérite d’être renouvelée. C’est cette particularité juridique bretonne que nous avons essayé d’étudier à la loupe à partir des minutes notariales de 5 notaires de Ploemeur, Guidel et Quéven de 1750 à 1790.

 

I/-Le domaine congéable : un mode d’appropriation du sol original

   Le domaine congéable est tout d'abord la particularité d'une certaine Bretagne que l'on ne peut confondre avec la Basse-Bretagne car si la limite orientale des régions sous domaine congéable a la même orientation que la frontière linguistique elle la déborde et des régions de Basse-Bretagne ne l'ont pas ou peu connu. Il existe quatre usements différents: Brouërec, Cornouaille, Tréguier et Goëllo et Rohan. L'usement de Brouërec, en vigueur de la Vilaine à la Laïta, est connu par une enquête de 1570 et sera l'objet de cet article.

 

 

Carte 1-Les usements sous domaine congéable

(Image non disponible. Se reporter au bulletin)

Limite des usements

 

Ce mode d'appropriation du sol est fondé sur la dissociation en deux parties des exploitations, Le fonds, d'une part, les édifices et superfices, d'autre part. Le fonds est le sol nu auxquels sont rattachés les arbres fonciers, les arbres qui fournissent du bois d'œuvre (chênes, châtaigniers, hêtres, ormes, frènes). Les édifices et superfices, autrement appelés droits édificiers et réparatoires, regroupent, quant à eux, tout ce qui résulte du travail de l'homme: logements, et bâtiments d'exploitation, aire à battre, puits, talus, labours des terres, barrières, engrais, litières, paille, foin, émonde des arbres, arbres fruitiers,… Chacune de ces parties a un propriétaire distinct. Le fonds appartient au propriétaire foncier. Les édifices et superfices appartiennent au domanier, aussi appelé colon, tenuyer ou convenancier. Le domanier est à la fois propriétaire et locataire, propriétaire des droits édificiers mais locataire du fonds. Il loue donc le fonds au propriétaire foncier moyennant une redevance annuelle appelée rente convenancière. La durée des baux de location est de 9 ans sous l'usement de Brouërec. Cette concession du sol par le foncier est révocable à l'échéance des 9 années. On dit que le foncier congédie le colon. Il doit alors lui rembourser la valeur des droits édificiers et réparatoires dont ce dernier est propriétaire. Ces droits sont évalués lors d'un prisage et mesurage fait devant une juridiction. Le foncier consolide alors la tenue. Il n'y a plus qu'un propriétaire. La tenue perd son caractère de domaine congéable. Libre au foncier de revendre les droits édificiers et réparatoires afin de redonner à l'exploitation son caractère de domaine congéable..

Les baillées sont de trois sortes:

Baillée d'assurance: la baillée est consentie au domanier détenteur des droits. Il ya donc reconduction du domanier.

Baillée de congément: le bailleur obtient la baillée d'une tenue avec la faculté de congédier le colon détenteur des droits édificers. Ce bailleur exerce donc la congément à la place du foncier.

Baillée d'assurance et de congément: le bailleur est propriétaire d'une partie des droits édificers et obtient l'autorisation de congédier ses concorts.

Comme il est propriétaire des droits édificiers et réparatoires, le colon est libre de les vendre, de les louer, de les hypothéquer.

 

II/-Le domaine congéable révèle les hiérarchies paysannes

1)-Une originalité omniprésente:

Dans certains manuels, la propriété nobiliaire est évaluée en Bretagne à la veille de la Révolution à 75 %. Or, pour le domaine congéable, qui est compté comme propriétaire ? Le foncier, souvent noble, ou le domanier, souvent paysan ? Evaluer la propriété de chacun des ordres oblige tout d'abord à s'interroger sur le statut de la terre.

Les registres du centième denier nous permettent d’étudier avec précision la répartition de la propriété foncière entre les ordres et les classes sociales au milieu du XVIIIème Siècle.

Tableau 1- Répartition de la propriété foncière – Ploemeur (1750)

Ploemeur 1750

 

Exploitations

(%)

Superficies

(%)

Noblesse 45

60

Tiers-Etat

paysan

34 19

Tiers-Etat

bourgeois

15

13

La noblesse est le principal propriétaire à Ploemeur avec 60 % de la surface. Pourtant il est indispensbale de nuancer le poids de cette propriété nobiliaire en observant le statut de ces terres. Sur 338 exploitations déclarées en 1750 par des nobles à Ploemeur, 3 seulement sont possédées, habitées et exploitées directement par le noble, 10 sont concédées en métayage, 9 en fermage. Les 319 autres sont des tenues à domaine congéable et représentent pas moins de 72 % des surfaces « possédées » par la noblesse.

On a vu que le domaine congéable accorde une large part à la propriété paysanne. L'importance du domaine congéable en Basse-Bretagne nous conduit donc à nuancer le poids de la propriété nobiliaire. Les paysans occupent donc une grande superficie des terres, conjointement aux fonciers. Posséder une grande partie du terroir ne signifie pas forcément être riche. Qu’en est-il du niveau de vie des domaniers ? Ce système original donne à la hiéarchie paysanne un visage spécifique.

 

2)-Une pyramide originale:

En 1911, Dubreuil nous avait déjà dit que la situation économique des domaniers était plus enviable que celle des fermiers. Pourtant, seulement quelques années après, en 1916, Henri Sée continuait à exposer une vision plutôt pessimiste du colon, se faisant l’écho des descriptions misérabilistes dressées par Le Quinio de Kerblay ou Girard sous la révolution, les deux plus connus chantres de l’abolition du domaine congéable. L’étude des registres de capitation pour Ploemeur en 1790 et leur croisement avec la documentation notariale nous apprend qu’il ne s’agissait là que de fausses impressions. 46 % des domaniers paient en effet plus de 10 livres de capitation, seuil retenu pour une certaine aisance. Dans les tranches d’imposition inférieures le pourcentage des domaniers chute : 18 % en 6 et 9,9 livres et 26 % entre 2 et 5,9 livres. Près de la moitié des domaniers connaissent donc une aisance certaine qui les met à l’abri des conséquences d’une mauvaise récolte. Par contre, les paysans sans terre sont toujours imposés en-deça de 6 livres et 39 % paient entre 2 et 5,9 livres. A la base de la pyramide on observe donc une très nombreuse population pauvre mais les flancs sont relativement bombés, grâce au domaine congéable. On peut donc reprendre, pour Ploemeur, la conclusion de Timothy Le Goff : les tenuyers sont « le groupe le plus prospère de la paysannerie » « restait à l’abri de l’indigence ». La réalité est donc moins caricaturale que ne la dit la littérature révolutionnaire, trop souvent complaisamment reprise sans analyse critique de nos jours.

La documentation notariale fait toutefois apparaître un personnage dont l’Histoire reste à faire : le sous-fermier de droits édificiers et réparatoires, un paysan sans terre qui loue les édifices et superfices d’une tenue à domaine congéable au domanier qui ne l’exploite pas lui-même. C’est le sous-fermage de droits édificiers et réparatoires qui révèle le véritable visage des hiérarchies paysannes. Or, à Ploemeur, il n’est pas négligeable. 18 % des terres sont sous-louées. Il y a trois types de sous-fermage :

Les droits sont loués par une veuve et/ou des mineurs. Le locataire est un étranger à la tenue ou à un consort. Ce dernier est donc locataire d’une partie des droits et propriétaire d’une partie.

La location peut se faire entre consorts en dehors de tout veuvage ou de tout minorat. Les bailleurs ne résident pas sur l’exploitation. Ils résident parfois dans une paroisse voisine. Ils louent leur portion d’héritage. C’est souvent le cas au sein de fratries. Les frères et sœurs établis en dehors de la tenue parentale lors de leur mariage louent leur portions à celui ou à ceux qui sont restés sur la tenue familiale.

La location peut être consentie à une personne étrangère n’ayant aucun droit dans celle-ci.

La comparaison du poids de la rente versée par le domanier et celui du sous-fermage va nous permettre d’expliquer la relative aisance du colon.

3)-Le Sous-fermage : un nouveau venu dans l’historiographie

La rente convenancière est stable. Entres mille exemples, citons la tenue du Bouric située au village de Keramzec à Ploemeur. De 1754 à 1799, la rente due par Louis puis Joseph Le Discot était composée de 10 minots de froment, d’un minot d’avoine, d’un chapon, d’une poule, de 18 sous et des corvées. Certes sa valeur réelle varie en fonction du prix des grains puisqu’une partie de la rente est en nature.

Cette rente est aussi modique même si elle est supérieure au chef-rente versée par le paysan pleinement propriétaire de sa terre au seigneur en signe de reconnaissance de la propriété éminente de celui-ci sur une terre réputée avoir été afféagée par ses ancêtres aux paysans. Ce chef-rente est en effet immuable et sa valeur a connu une forte dépréciation au fil des siècles. Pourtant la rente convenancière n’atteint jamais la valeur locative de la tenue. La tenue de Bouetersant en Ploemeur illustre parfaitement cela. Jusqu’en 1753, cette exploitation de 16 hectares de terres labourables et de prés est concédée en métayage par M. du Bahuno de Kerolain, seigneur de Kermadehouay pour 210 livres par an, soit 13 livres par hectare. En 1753, il vend les édifices et superfices à la famille Esvan pour 6000 livres. La métairie devient alors du domaine congéable. Les Esvan acquitteront une rente convenancière de 18 livres 16 sous par an, soit 1 livre par hectare. La rente n’est plus en partie en argent. Le seigneur de Kermadehouay préfère ne plus le recevoir que sous forme de monnaie sonnante et trébuchante. Les Esvan n’ont pas l’intention d’exploiter par eux-mêmes cette tenue. Ils acquièrent les droits édificers et réparatoires en guise d’investissement puisque quelques jours après avoir acquis les droits édificiers ils les sous-louent à l’ancien métayer pour 5 ans. Pour les 4 premières années du bail, de 1753 à 1756, le sous-fermier paiera 300 livres par an, soit 16 fois la rente puis 200 livres pour l’année 1757, soit 10 fois la rente. Le bénéfice des Esvan est de 233 livres par an. Le montant de la sous-location montera jusqu’à 610 livres de 1781 à 1788 puis à 720 livres pour le bail consenti de 1788 à 1793. En 1791, le fermier, Paul Kermabon, renonce à cette ferme car elle est « beaucoup trop chère ». Les Esvan réduiront alors le fermage à 660 livres. Il est certes normal que le montant de la ferme soit plus élevé que la rente convenancière puisque celle-ci ne correspond qu’à la location du fonds alors que le sous-fermage comprend également la location des droits édificiers et réparatoires qui font l’essentiel de la valeur d’une exploitation mais alors que la rente convenancière versée par le domanier au foncier est stable et modique, le sous-fermage versé par le sous-fermier au domanier est très élevé et ne cesse d’augmenter tout au long de la seconde moitié du XVIIIème Siècle. L’image du domanier victime de la cupidité d’un noble insensible s’estompe quelque peu. Le domanier sait tirer profit de ce mode d’appropriation au détriment du sous-fermier qui demeure le grand absent de l’historiographie du domaine congéable. Nombreux sont les baux qui alourdissent encore les charges du sous-fermier. Il devra souvent 2 à 4 journées de réparation sur les couvertures des chaumières, l’usage des bois et des landes est très réglementé et comporte l’obligation de réparer les fossés. Le sous-fermier doit laisser les récoltes dans l’état où il les avaient trouvées en entrant. Une veuve pourra lui demander de travailler avec ses propres bestiaux et outils sur la parcelle de terre qu’elle s’est réservée et de charroyer le tiers desgrains qui constitue presque toujours la rente en nature du sous-fermage. Une bailleuse se réserve même le droit d’entrer dans la chambre qu’elle vient de louer aussi souvent qu’elle aura besoin d’aller à l’armoire qu’elle y a laissée. Le sous-fermage est précaire en ce sens que rien n’oblige le colon à renouveler le bail. Si le colon est congédié de sa tenue, par le foncier ou quelqu’un que le foncier aura autorisé à prendre sa place, le sous-fermage devient nul et le sous-fermier ne pourra demander aucun dédommagement sauf ¼ du prix de la ferme en dédommagement des travaux effectués. On imagine aisément la situation catastrophique du sous-fermier obligé de quitter l’exploitation avant la récolte puisque le colon est congédié.

Le portrait qui se dessine du domanier à la lumière des archives fiscales et notariales est donc plus nuancé que celui que les textes de l’époque révolutionnaire avaient diffusé. Néanmoins, sa jouissance de ses droits est précaire puisqu’il peut être congédié à l’échéance de sa baillée. Le congément le condamne-t-il pourtant à la mendicité comme s’est plu à le dire les partisans de l’abolition du domaine congéable ?

III/-Le congément : pratiques et stratégies.

Au congément est attachée une sombre description. Il serait à l’origine du malheur des familles, jetées à la rue. Là encore notre but est de voir en détail ce qui se passe dans la réalité. Là encore seules les archives notariales nous permettront d’entrer en contact direct avec la réalité.

 

1)-Les acteurs du congément :

La question sera simple. Qui congédie qui ? Jean Gallet a été véritablement le premier à enquêter avec méthode sur cette question et à faire justice aux assertions héritées des libelles révolutionnaires qui veulent que le congédiant est le propriétaire foncier noble et le congédié le pauvre paysan et sa famille. Le congément exercé par le foncier est en effet un événement rare. Sur un corpus de 811 congéments recensés sur Ploemeur, Guidel et Quéven de 1750 à 1790 seules 60 ont été demandés par le propriétaire foncier, soit 7,9 %. De surcroît, seuls 6 de ces 60 congéments concernent un foncier noble, soit 0,7 %. Le congément est donc d’abord une affaire entre paysans.

Jean Gallet avait pressenti que la personne qui obtient une baillée avec autorisation de congédier à la place du foncier (que l’on appellera dorénavant le subrogé) était souvent un consort, donc un parent de ceux qu’il allait congédier. Les chiffres qu’il propose ne sont que des minimum car il utilise les registres d’audience des juridictions. Toutes les étapes du congément sont sanctionnées par la justice : désignation des experts, prestation de serment des experts, … Or ces documents judiciaires ne citent pas tous les noms des intéressés. Ainsi les registres d’audience indiqueront que Pierre Le Gouhir congédie Laurent Esvan et Jacques Le Floch. La documentation notariale que nous avons consultée pour notre étude nous précisera, quant à elle, que Pierre Le Gouhir était l’époux de Clémence Bienvenu, Laurent Esvan de Michelle Bienvenu, Jacques Le Floch de Françoise Bienvenu et que Clémence, Michelle et Françose sont soeurs. Autrement dit les trois protagonistes sont beaux-frères.

Si l’on croise les prises et mesurages des congéments avec les baillées notariales on peut évaluer très précisément la proportion de ces congéments réalisés par un consort. Si l’on exclut de notre corpus les congéments réalisés dans les quartiers périphériques de Lorient pour ne conserver que les congéments relatifs à des exploitations agricoles réalisés de 1750 à 1790 à Ploemeur, Guidel et Quéven (544 en tout) nous constatons que le congément se fait d’abord entre étrangers mais qu’ils sont suivis de près par les congéments entre consorts.

 

Tableau 2- Répartition des congéments en fonction du statut de ses acteurs

 

Ploemeur

Guidel

Congéments entre étrangers

133

57

Congéments entre consorts-parents

116

 

42

Congéments entre consorts non parents

4

3

Congément entre parents non consorts

3

0

Liens inconnus

75

17

Ces statistiques confirment l’intuition et les constats de Jean Gallet. Se pose alors le problème de l’interprétation. Pourquoi les paysans se congédient-ils entre eux ? Pourquoi de proches parents se congédient-ils ? Deux scénarios se dessinent.

2)-Arrangements ou déchirements familiaux ?

Jean Gallet ou Timothy Le Goff privilégient la thèse d’un congément utilisé à des fins successorales. Il s’agit pour les héritiers de faciliter le partage. Cette interprétation ne peut pas être rejetée en bloc. Nous en donnerons deux exemples. En 1749, Richard Esvan , paysan aisé de Ploemeur, a 70 ans. Il a encore 8 ans à vivre. Il obtient du comte de Donges le renouvellement d’une baillée pour quatre des ses nombreux enfants avec possibilité pour eux de congédier leurs frères et sœurs. Le foncier cautionnerait la décision d’un père de famille qui règle sa succession en désignant ceux qu’il souhaite voir lui succéder sur l’exploitation familiale. De même Jérôme Pessel obtient une baillée avec autorisation de congédier ses frères et sœurs mais seulement après la mort du père. Néanmoins, il est sage de ne pas se tenir uniquement à la baillée. Il faut croiser ce document avec tous les autres documents afin de reconstituer l’historique de chaque exploitation. Jérôme Pessel passa en effet outre les dispositions contenues dans la baillée. Il congédia son père, ses deux frères, sa sœur et sa nièce dès le début de sa baillée, en 1776. La baillée de congément ne serait-elle donc pas un moyen pour un paysan d’exclure ses consorts de la jouissance de l’exploitation familiale ? Rappelons qu’une fois que le congément est jugé les congédiés ne peuvent s’y opposer et ils devront accepter le remboursement de leurs parts dans la tenue.

A la lumière des documents notariaux, fort peu utilisés jusqu’à présent par les historiens qui ont étudié le domaine congéable jusqu’à présent, je pencherais donc plus volontiers pour une dramatisation du congément ente parents. Outre les baillées, ce sont tous les documents relatifs aux tenues à domaine congéable : vente, sous-fermage, … qui doivent être sollicités et croisés entre eux pour essayer de comprendre les ressorts du congément et les stratégies mises en place par ses acteurs. Si le congément a focalisé l’attention des historiens, dans le sillage des travaux, libelles, mémoires et pétitions de l’époque révolutionnaire, les autres procédures sont restées dans l’ombre. Elles seules permettront d’approcher au plus près la réalité.

3)-Les parades au congément : licitations et subrogations :

Sur les 1001 baillées recensées dans les trois communes étudiées de 1750 à 1790 nous ne prendons plus en compte que les 337 baillées de congément. Le congément est une possiblité offerte au bailleur par le foncier mais ce n’est pas une obligation. Toutes les baillées de congément n’aboutissent pas forcément à un congément. Il peut y avoir licitation, c’est-à-dire la vente consentie par l’un des héritiers de sa part dans un bien possédé en indivision au profit de l’un ou de plusieurs de ses co-héritiers. Plutôt que d’être congédié, l’un va devenir vendeur et plutôt que de congédier, l’autre va devenir acheteur. Il peut y avoir aussi subrogation, soit la subtitution d’un des propriétaires à un autre. Le congédiant potentiel renonce à congédier. Ou bien il se fait remplacer par un autre, étranger à la tenue en question, ou il réintègre celui-là même qu’il voulait congédier.

Le croisement des différents actes notariaux nous permettent d’évaluer la part respective de chaque scénario : congément, licitation, subrogation et de corréler ces différents cas de figure avec le statut des acteurs.

Tableau 3- Suites données aux baillées de congément

 

 

 

 

 

Total

%

Congément

Consorts-parents 44

Etrangers 136

180

53.4

Licitation

Consorts-parents 48

Etrangers 30

78

23.1

Subrogation

Consorts-parents 5

Etrangers 4

Autres 2

11

3.3

Issue inconnue

Consorts-parents 36

Etrangers 23

59

17.5

Sans effet

9

2.7

On observe qu’une baillée de congément obtenue par un étranger à la tenue aboutit plutôt à un congément alors qu’une baillée de congément obtenue par un consort conduit aussi bien à un congément qu’à une licitation, la subrogation étant rare dans les deux cas.

Pourquoi les congédiés potentiels préfèrent-ils vendre plutôt que d’être congédiés ? Là encore la réponse ne peut venir que de la documentation notariale même s’il faut apprendre à lire les formules. La licitation entre étrangers permet, nous disent les notaires, d’« entretenir la bonne intelligence qui a toujours régné entre eux », ce qui revient à dire qu’un congément entre étrangers peut mal se passer, susciter griefs et rancunes. Des raisons pécuniaires ne peuvent toutefois pas être exclues. En se rendant acquéreur des droits édificiers et réparatoires par une licitation le détenteur d’une baillée de congément évite les dépenses onéreuses qu’engendre le congément. Cette procédure est plus coûteuse qu’une simple vente amiable devant notaire puisqu’elle comporte les frais des nombreux déplacements aux audiences, du contrôle des actes, du centième denier et surtout les vacations des experts et les épices des juges. Ces frais peuvent être évalués à 8 % de la valeur des édifices. Certains actes sont très explicites comme comme celui qui concerne François et Jean Le Chaton, fondés à congédier leur sœur : « comme le dit congément auroit occasionné de grands frais aux dits François et Jean Le Chatton et pour les éviter il s’est fait des propositions réciproques entre partis de l’avis de leurs parents et amis communs, qui sont de vendre conventionnellement. » On comprend donc l’intérêt du congédiant. Mais quelles sont celles du congédié ?

Le congédié pourrait fort bien refuser de vendre amiablement devant notaire, se venger de l’expulsion dont il fait l’objet en laissant le congédiant lancer la procédure et payer tous les frais. S’il accepte la licitation c’est parce qu’il y a lui aussi intérêt. Les indices offerts parcimonieusement par les actes de vente nous laissent à penser que les containtes du calendrier agricole pèsent sur le choix du congédié. La vente s’accompagne d’arrangements entre les deux parties qui permettent de résoudre le difficile passage d’une exploitation à une autre. Si le congément se fait avant la récolte, le congédié peut craindre de perdre les foins, pailles et engrais nécessaires pour tenir l’hiver. On trouve ainsi un acte qui stipule que le vendeur sera autorisé à travailler la tenue jusqu’au 1er septembre 1757, soit 6 mois de plus que ne le prévoyait la baillée, afin qu’il profite de la récolte de 1757.

Reste un intérêt commun aux deux parties. Le montant de la transaction devant notaire est le résultat de négociations entre les intéressés. Le prix versé est finalement celui sur lequel les deux se sont mis d’accord. Lors d’un congément, la valeur des droits édificiers et réparatoires dépend des experts. L’arbitraire de ceux-ci est abondamment dénoncé dans la documentation de la période révolutionnaire. Le congédiant peut craindre que les droits ne soient surestimés pendant que le congédiant redoute qu’ils ne soient sousestimés. A la veille de la révolution, une tenue de Kerscant en Quéven a été estimée à 3525 livres par l’expert désigné par le congédiant mais à 4762 livres par l’expert du congédié, soit une différence de 35% ! L’expert désigné par la juridiction qui fait office d’arbitre en cas de divergence entre les deux autres ramena l’estimation à 3754 livres. Aucun des deux protagonistes, le congédiant et le congédié, n’est maître de la situation quand, de surcroît, les trois experts s’entendent pour faitre traîner sur plusieurs jours le prisage.

Autre parade possible, la subrogation. Quand il s’agit d’étrangers son objectif est d’éviter des rancunes et des tensions. A Kerdual en Quéven, un couple renonce à congédier et recourt à la subrogation car la famille qu’il comptait congédier possédait autour de la tenue des terres avec concession de voies de passage. La rencontre quotidienne avec les personnes qu’ils envisageaient de congédier ne pouvaient qu’entraîner des conflits. Pourtant ces tensions apparaissent rarement dans les archives à propos du domaine congéable. Rares sont les procès qui résultent d’un congément. Par contre nombreux sont les conflits qui opposent un fermier à celui qui l’a supplanté dans le ferme. Le fermier évincé menace fréquemment d’incendier la ferme. L’avocat d’un fermier expulsé explique l’extrémité à laquelle il était arrivé en rappelant qu’il « n’a rien à perdre ». Le congédié d’une tenue à domaine congéable sera, quant à lui, remboursé et avec l’argent reçu il pourra prendre une ferme ou bien congédier à son tour. S’il y a peu de procès entre congédiant et congédié cela ne veut pas dire que l’éviction d’un paysan de sa tenue se passe pacifiquement. Hélas, les tensions ne sont guère que suggérées dans la documentation notariale qui laisse dans l’ombre tractations, pressions, voire menaces et vengeances. Les exemples relevés dans les minutes notariales sont rares. On nous cite parfois ces congédiés qui emportent avec eux les engrais et le fumier afin de les soustraire à l’estimation. Les Esvan de Bouetersant, expulsés en 1781, enlèvèrent 90 charretées de fumier et 10 de chaume après que celles-ci eurent été estimées et laissèrent vaquer leur bétail pour que celui-ci endommage les arbres fruitiers.

Quant à la subrogation entre consorts elle prouve qu’un congément n’était pas un arrangement familial afin de faciliter une succession mais un moyen pour certains consorts de rompre une indivision à leur avantage. Ils n’y renoncent que par crainte des tensions que ce congément engendrerait ou bien, comme on l’observe dans plusieurs cas, afin d’éviter d’être eux-mêmes expulsés en guise de représailles exercées par leurs consorts. Les Lomenech et les Le Corre possèdent trois tenues au village de Kerneur en Ploemeur, une sous le prince de Rohan-Guémené et deux sous M. Du Bahuno. Les Lomenech obtinrent la baillée de congément sous Guémené pour 1775-84 avec autorisation de congédier les Le Corre. Ils y renoncèrent un mois et demi avant le début de la baillée et subrogèrent leurs consorts. Au même moment, les Le Corre les subrogeaient dans les deux tenues sous Bahuno, un an et demi avant le début des baillées. Ayant appris que les Lomenech voulaient les congédier d’une tenue, les Le Corre s’empressèrent d’obtenir les baillées de congément pour les deux autres tenues. La menace était claire. Vous renoncez à nous expulser ou bien nous vous congédions. Le scénario peut s’enchaîner. En 1766, Joseph Lomenech renonce à congédier ses neveux mineurs, fils de son frère défunt. Six années plus tard les neveux devaient eux aussi renoncer à congédier leur oncle. Or Joseph Lomenech avait versé à son propriétaire foncier une commission de 150 livres, soit une augmentation de 40 % par rapport à la précédente. Cette hausse se justifie-t-elle par l’autorisation de congément ? Le foncier monnaye-t-il au plus offrant le droit de congément ? Le foncier compense-t-il la modicité de la rente convenancière en jouant sur les rivalités familiales et en exigeant des commissions, c’est-à-dire des droits d’entrée à chaque nouvelle baillée, de plus en plus élevées tout au long de la seconde moitié du XVIIIème Siècle ? Ce sont là quelques-unes des nombreuses questions non encore résolues au sujet du domaine congéable.

Conclusion :

Le temps est venu de se plonger dans les archives notariales, fiscales et judiciaires pour enfin comprendre un mode d’appropriation qui n’a que trop longtemps été étudié sous un angle strictement juridique sans tenir compte de la façon dont il était réellement appliqué ou polémique. L’histoire du congément reste à écrire. La documentation révolutionnaire l’a dramatisé pour mieux obtenir son abolition au profit du domanier. A l’inverse, on ne peut pas considérer qu’il fut uniquement utilisé par les paysans comme une procédure facilitant les partages et les successions car les licitations et subrogations nous invitent à réintroduire tensions et menaces au sein des familles. Ce sujet nous rappelle aussi que la terre était bien, par le passé, au cœur de la vie des hommes, puisqu’elle influence les structures familiales, les pratiques successorales, les hiérarchies, les solidarités mais aussi, avec d’autres facteurs, la conscience politique. Ce sont autant de chantiers que le domaine congéable pourra éclairer sous un angle particulier, nous permettant ainsi de mieux comprendre un monde rural qui, comme lui, fut lent à mourir.

 

 

 

 

 

Bibliographie

 

 

(ne sont mentionnés que les ouvrages cités dans cet article)

 

-Le Quinio J.-M., Elixir du régime féodal autrement dit domaine congéable en Bretagne, 1790.

-Gallet J., « Le congément des domaniers en Bretagne, nouvelles perspectives de recherches », Enquêtes et Documents, 1980, p. 29-53.

-Dubreuil L., Les vicissitudes du domaine congéable en Basse-Bretagne à l’époque de la Révolution, 2 tomes, 1915.

-Sée H., Les classes rurales en Bretagne du XVème S. à la Révolution, 1906.

-Dupuy R., De la Révolution à la chouannerie, paysans en Bretagne (1788-1794), 1988.

-Le Roscouët Philippe, Le domaine congéable aux portes de Lorient, solidarités et tensions paysannes dans le 2nde moitié du XVIIIème S., mémoire de maîtrise, 1992.