POURQUOI SE DONNER LA PEINE
DE CONSTRUIRE DES MEGALITHES ?
Pierre-Roland
GIOT
Directeur
de recherches au CNRS
Laboratoire
d'Anthropologie Préhistorique - Un. Rennes I
Plus
de cinquante années de recherches et de travaux pour une bonne partie
tournant autour des mégalithes armoricains m'ont donné un certain
recul. J'ai eu le rare privilège d'entrer dans au moins cinq chambres
restées intactes depuis environ 6 000 ans, vides de toute infiltration,
et où aucun homme n'était entré depuis ce temps, sans compter celles
dont la couverture s'était effondrée en scellant des états anciens
divers. Cinquante années pendant lesquelles la préhistoire a vu bien
des volte-face dans les interprétations, reflets de modes passagères,
en même temps qu'une indéniable suite de vrais progrès techniques et
archéométriques. J'ai tout naturellement privilégié mon point de vue
de géologue, d'archéométricien et de technologue, tout en me forgeant
mes idées et en bénéficiant de mes contacts avec tant de collègues
étrangers, et de leurs publications. Sur
la façade occidentale de l'Europe, ces monuments sont répandus du sud
de la Péninsule Ibérique jusqu'au milieu de la Scandinavie. Sans doute
les mieux connus sont ceux des Iles Britanniques, d'Irlande et de
Scandinavie, grâce à souvent des conditions heureuses de conservation
des vestiges. En dehors des descriptions des archéologues de terrain
expérimentés, depuis plus de quarante ans, des générations de théoriciens
ont développé leurs interprétations et hypothèses, selon les vogues
successives des doctrines. Jusque vers 1960-1965, l'aspect
typo-chronologique aboutissant à des systèmes historico-culturels étaient
encore à la mode, et dut tenir compte des premières données des
datations radiométriques. Il fut relayé par le néo-positivisme
fonctionnaliste des "processualistes" ès changements
culturels (qui tenaient fortement compte des données environnementales
et archéométriques), jusque vers 1980. Depuis, ce sont les
"post-modernistes", aux explications "critiques" ou
"post-processualistes", qui favorisent une diversité
d'approches individuelles et subjectives dans la "lecture" des
faits archéologiques qui ont pris le relai des thèmes à la mode,
surtout dans les pays anglo-saxons (où l'on se réfère d'ailleurs
beaucoup à des philosophes et sociologues français contemporains,
"post-structuralistes" ou "déconstructionalistes").
On cherche par exemple beaucoup, sous les données apparentes, des
significations symboliques. Il faut dire aussi que ces réflexions sont
plus celles des universitaires que des archéologues praticiens aux
bottes boueuses. Ayant
au fur et à mesure beaucoup lu ces discussions, sans doute plus que
d'autres sur le continent (des difficultés de langue peuvent en rendre
l'approche délicate), ayant sans doute accumulé plus de livres de ce
genre qu'ailleurs, j'en conclus qu'il y a des bonnes idées à tirer de
partout sans en être esclave, avec éclectisme, sans exclusion ni
absolutisme. Mais cela n'engage à rien. Du
fait de leur visibilité dans le paysage pour beaucoup d'entre eux,
l'archéologie préhistorique est en quelque sorte née en Europe
occidentale de leur évidence singulière, avec toutes sortes de
confusions. Il ne faut pas oublier que, comme pour tous les restes, ceux
qui ont survécu jusqu'à nous sont des miraculés, le taux de
destruction a été énorme. En gros, il ne doit subsister qu'un quart
de ceux qui ont pu être remarqués entre les XVIIè et XXè siècles,
et peut-être autour du 1/10è de ceux qui ont pu être construits au
cours des temps du Néolithique Moyen et Final. Il se pose le problème
de savoir si ce qui survit est bien représentatif. Et si tous avaient
disparu, nous aurions bien moins de tracas pour essayer de les
comprendre, et bien moins de soucis et de conflits au sujet de leur préservation
et de leur présentation. Ce qu'une mode verbale affuble du nom de
"patrimoine" est un cadeau empoisonné ! Pour
la plupart, c'est leur monumentalité qui frappe. Si en apparence ils
ont été construits "pour l'éternité" (et de fait un
certain nombre nous sont parvenus plus ou moins intacts après 5 000 à
6 000 ans), en réalité, dès le Néolithique (et sans doute parfois
quelques décennies après leur mise en place), ils ont subi des
transformations, voire des destructions ou ont été utilisés pour réemploi
de tout ou partie de leurs matériaux. De nombreuses fouilles ont pu peu
à peu mettre ces faits en évidence. Afin
d'exprimer leur intégration dans le paysage de l'époque, phénomène
évidemment variable selon le type de monument et les différentes
phases du Néolithique (jusqu'aux débuts de l'Age du Bronze), il a été
trouvé par les différents archéologues penseurs plusieurs formules
heureuses. C'est ainsi que l'on a fait de ces monuments des marques ou
symboles de la "domestication", de la
"socialisation", de l'"humanisation" ou de la
"sacralisation" du paysage, qui, de naturel, devenait
"rituel" ou "symbolique" lui-même. C'est une manière
bien sympathique de dire les choses. Et
c'est à rapprocher, par exemple, d'un phénomène qui a été mis en évidence
par des historiens du Moyen Age pour la Bretagne, à savoir la
"sacralisation" de l'espace rural par la mise en place
graduelle le long des chemins de croix et de calvaires, aux carrefours
comme parfois ailleurs, monuments devant lesquels les paysans pieux
faisaient quelques dévotions à chacun de leurs déplacements. Les
symbolismes enchaînés les uns aux autres devaient être nombreux, et
chacun peut subjectivement en deviner certains, essayer de les
"lire". La fonction monumentale et ostentatoire est évidente
pour les grands cairns à volumes impressionnants, disproportionnée par
rapport à ce qu'ils englobent ; par contre, les petits dolmens à
couloir qu'ils recouvrent sont des espaces froids et secrets (d'autant
plus secrets que leurs couloirs sont longs). A la dualité symbolique
sexualisée dont on parle au moins depuis Gustave Flaubert (le menhir
phallique, le tumulus ou plutôt le dolmen qu'il recouvre grotte féminine),
on peut associer l'opposition entre le point marqué par le menhir,
dressé vers le ciel, et la surface ou l'espace d'une grande structure
de tumulus ou de cairn, voire encore d'un système d'enclos et
d'alignements. Les
liens symboliques avec le ciel et les astres sont plus compliqués à
concevoir. Il est incontestable que certains monuments remarquables
(Stonehenge en Angleterre, New Grange en Irlande, la Roche-aux-Fées d'Essé
et Dissignac en Bretagne, etc...) ont une disposition donnant à l'éclairage
par le soleil levant au solstice d'hiver une valeur symbolique fort émouvante
et impressionnante. Après l'enthousiasme des années 1960-1980, la
majorité des spécialistes de l'archéo-astronomie tendent à penser,
pour les systèmes complexes d'alignement ou d'enceintes plus ou moins
circulaires, que s'il y a des orientations approximatives de types variés,
il ne faudrait peut-être pas trop imaginer, comme on a eu tendance à
le faire, des observations très particulières pour des cycles d'évènements
ne se produisant qu'à plusieurs lustres ou décennies d'intervalle, ce
qui nécessiterait une transmission fort élaborée de données. Edifier
une construction mégalithique implique la conjonction de plusieurs décisions
et réalisations :
- en concevoir la nécessité ;
- en choisir le type ;
- en choisir la localisation ;
- trouver la main d'oeuvre et prévoir l'intendance ;
- préparer le terrain ;
- se procurer les matériaux, les transporter à pied d'oeuvre ;
- exécuter la construction ;
- ensuite utiliser celle-ci selon les rituels et les usages ;
- éventuellement, prévoir dès le départ son sort ultérieur,
selon sa pérennité imaginée. Il
ne s'agit pas d'éléments d'une "chaîne opératoire", car
tous coexistent et interfèrent dès le premier
stade de la conception. C'est plutôt un "complexe opératoire",
voire une "stratégie opérationnelle". D'autre part, il y
aura toujours eu interaction ou compromis entre les impératifs
culturels et les nécessités techniques. Une
fois les contraintes idéologiques imposées par les "chamans-sorciers-prêtres"
connues, on doit apprécier le savoir-faire technique des véritables
"ingénieurs du bâtiment et des travaux publics" qu'étaient
les mégalitheurs, par exemple pour assurer l'extraction et le
transport, parfois sur des kilomètres, d'énormes blocs, ou pour
assurer la stabilité des cairns posés sur de fortes pentes, par
l'agencement des murets de soutènement et des semelles les supportant.
Pour les "dolmens" (au sens large), ils ont su distinguer deux
modes de construction. Sur les sols et sous-sols
assez meubles pour qu'ils arrivent à y creuser des fosses de
fondation, les parois ont été assises grâce à des dalles orthostates
(piliers ou supports), technique qui
peut dériver de celle des poteaux porteurs des charpentes des
constructions en bois. Par contre, sur les surfaces rocheuses, dans
lesquelles il était hors de question
de creuser, ce sont des murets de pierre sèche qui ont été
construits, après un nettoyage soigneux
du rocher pour leur assurer toute leur stabilité ; d'où les chambres
sub-circulaires à couverture encorbellée qui sont des merveilles. Tout
en construisant pour l'éternité, les mégalitheurs ne pouvaient
imaginer toutes les causes de dégradation, en dehors de celles pratiquées
par des hommes, telles la mer par suite de la remontée du niveau, ou
l'altération à long terme de
certaines roches dont les blocs leur paraissaient sains ; il y a quand même
eu des malfaçons qui auraient pu être évitées. Etant
donné le taux de destruction, on n'a aucune chance de retrouver des
restes des plus anciennes constructions mégalithiques, des
"proto-dolmens" ou des premiers dolmens. Maîtriser
l'utilisation de roches difficiles telles que le granite a certainement
pris du temps, il faut penser à quelques générations avant les plus
anciens monuments que nous arrivons à situer dans le temps. Si
l'on considère les "lieux de traitement de certains morts",
communément les dolmens à chambre et à couloir considérés comme
"tombes" ou "sépultures collectives" des auteurs,
on doit concevoir leurs diverses fonctions comme beaucoup plus variées
et différenciées selon leurs parties ou leur entourage. D'abord, les
"tombes" ostentatoires de nos propres cimetières sont
beaucoup plus construites pour les vivants que pour les morts que l'on
enterre dessous. Ici,
ce sont des dispositions architecturales durables, pour une série
d'actes complexes associés soit à des funérailles, soit à des
rituels compliqués, avant et après leur édification comme lors de
toutes leurs utilisations
successives. Les données des pays calcaires, où les ossements se
conservent bien, indiquent qu'on n'y mettait qu'une minorité de la
population, autrement dit que les autres mortels étaient enterrés ou
"traités" ailleurs. Dans certains
cas, on y trouve des squelettes en connexion anatomique (leur
"position foetale" a souvent fait penser à la préparation à
une re-naissance), dans d'autres des stockages plus ou moins
compartimentés, avec des indications que la soi-disant "maison des
ancêtres" servait de reliquaire pour y prendre des os pour
des cérémonies, par exemple, et que s'ils étaient remis, ce n'était
pas toujours auprès des restes du
même squelette dans le même compartiment. Comment étaient choisis les
individus : pas forcément des privilégiés (d'ailleurs il y a hommes,
femmes, enfants), ce peut être tout
autant des "boucs émissaires" mis à l'écart sinon
"sacrifiés" post mortem pour
un curieux périple. Les objets des soi-disant "mobiliers
funéraires" font penser à la même éventualité ; on a souvent
parlé de "bris rituel". C'est l'occasion de rappeler les Lois
de Manu (Manavadharmasastra ou Manu Smriti) concernant les Intouchables,
code de textes qui datent de vers le début de notre ère jusqu'au
second siècle A.D. : "ils
ne peuvent pas avoir de vases entiers" X, 51 ;
"qu'ils aient
... pour plats des pots brisés" X, 52 ; "que la
nourriture qu'ils reçoivent des
autres ne leur soit donnée que dans des tessons" X, 54.
Gardons-nous cependant de transposer des parallèles ethnographiques.
Mais ces "tessons" nous rappellent bien des choses ! Dans
et autour d'un cairn ou d'un tumulus, il y a des indications de spécialisation
des espaces ou des zones, qu'ils soient extérieurs (les
"parvis" où manifestement
il y avait des cérémonies et des dépôts d'objets en des
points précis), comme à l'intérieur entre les chambres, les couloirs qui donnent lieu à des
condamnations d'accès, de même que les façades peuvent également se
voir condamnées par des apports massifs.
Dans un grand cairn à plusieurs tombes juxtaposées, souvent de
types différents les uns des autres, ce ne sont pas forcément des
"tombes de familles" (ou de "clans") différentes,
il pourrait y avoir des spécialisations de fonctions.
|
Cette conférence
a illustré sur des cas concrets présentés en diapositives, la plupart de ces
considérations, et d'autres, montrant la complexité du mégalithisme. |
v