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POURQUOI SE DONNER LA PEINE

DE CONSTRUIRE DES MEGALITHES ?

 

Pierre-Roland GIOT

Directeur de recherches au CNRS

Laboratoire d'Anthropologie Préhistorique - Un. Rennes I

  Conférence S.A.H.P.L. du 5 mai 1995 à Lorient Universités

Plus de cinquante années de recherches et de travaux pour une bonne partie tournant autour des mégalithes armoricains m'ont donné un certain recul. J'ai eu le rare privilège d'entrer dans au moins cinq chambres restées intactes depuis environ 6 000 ans, vides de toute infiltration, et où aucun homme n'était entré depuis ce temps, sans compter celles dont la couverture s'était effondrée en scellant des états anciens divers. Cinquante années pendant lesquelles la préhistoire a vu bien des volte-face dans les interprétations, reflets de modes passagères, en même temps qu'une indéniable suite de vrais progrès techniques et archéométriques. J'ai tout naturellement privilégié mon point de vue de géologue, d'archéométricien et de technologue, tout en me forgeant mes idées et en bénéficiant de mes contacts avec tant de collègues étrangers, et de leurs publications.

Sur la façade occidentale de l'Europe, ces monuments sont répandus du sud de la Péninsule Ibérique jusqu'au milieu de la Scandinavie. Sans doute les mieux connus sont ceux des Iles Britanniques, d'Irlande et de Scandinavie, grâce à souvent des conditions heureuses de conservation des vestiges. En dehors des descriptions des archéologues de terrain expérimentés, depuis plus de quarante ans, des générations de théoriciens ont développé leurs interprétations et hypothèses, selon les vogues successives des doctrines. Jusque vers 1960-1965, l'aspect typo-chronologique aboutissant à des systèmes historico-culturels étaient encore à la mode, et dut tenir compte des premières données des datations radiométriques. Il fut relayé par le néo-positivisme fonctionnaliste des "processualistes" ès changements culturels (qui tenaient fortement compte des données environnementales et archéométriques), jusque vers 1980. Depuis, ce sont les "post-modernistes", aux explications "critiques" ou "post-processualistes", qui favorisent une diversité d'approches individuelles et subjectives dans la "lecture" des faits archéologiques qui ont pris le relai des thèmes à la mode, surtout dans les pays anglo-saxons (où l'on se réfère d'ailleurs beaucoup à des philosophes et sociologues français contemporains, "post-structuralistes" ou "déconstructionalistes"). On cherche par exemple beaucoup, sous les données apparentes, des significations symboliques. Il faut dire aussi que ces réflexions sont plus celles des universitaires que des archéologues praticiens aux bottes boueuses.

Ayant au fur et à mesure beaucoup lu ces discussions, sans doute plus que d'autres sur le continent (des difficultés de langue peuvent en rendre l'approche délicate), ayant sans doute accumulé plus de livres de ce genre qu'ailleurs, j'en conclus qu'il y a des bonnes idées à tirer de partout sans en être esclave, avec éclectisme, sans exclusion ni absolutisme. Mais cela n'engage à rien.

Du fait de leur visibilité dans le paysage pour beaucoup d'entre eux, l'archéologie préhistorique est en quelque sorte née en Europe occidentale de leur évidence singulière, avec toutes sortes de confusions. Il ne faut pas oublier que, comme pour tous les restes, ceux qui ont survécu jusqu'à nous sont des miraculés, le taux de destruction a été énorme. En gros, il ne doit subsister qu'un quart de ceux qui ont pu être remarqués entre les XVIIè et XXè siècles, et peut-être autour du 1/10è de ceux qui ont pu être construits au cours des temps du Néolithique Moyen et Final. Il se pose le problème de savoir si ce qui survit est bien représentatif. Et si tous avaient disparu, nous aurions bien moins de tracas pour essayer de les comprendre, et bien moins de soucis et de conflits au sujet de leur préservation et de leur présentation. Ce qu'une mode verbale affuble du nom de "patrimoine" est un cadeau empoisonné !

Pour la plupart, c'est leur monumentalité qui frappe. Si en apparence ils ont été construits "pour l'éternité" (et de fait un certain nombre nous sont parvenus plus ou moins intacts après 5 000 à 6 000 ans), en réalité, dès le Néolithique (et sans doute parfois quelques décennies après leur mise en place), ils ont subi des transformations, voire des destructions ou ont été utilisés pour réemploi de tout ou partie de leurs matériaux. De nombreuses fouilles ont pu peu à peu mettre ces faits en évidence.

Afin d'exprimer leur intégration dans le paysage de l'époque, phénomène évidemment variable selon le type de monument et les différentes phases du Néolithique (jusqu'aux débuts de l'Age du Bronze), il a été trouvé par les différents archéologues penseurs plusieurs formules heureuses. C'est ainsi que l'on a fait de ces monuments des marques ou symboles de la "domestication", de la "socialisation", de l'"humanisation" ou de la "sacralisation" du paysage, qui, de naturel, devenait "rituel" ou "symbolique" lui-même. C'est une manière bien sympathique de dire les choses.

Et c'est à rapprocher, par exemple, d'un phénomène qui a été mis en évidence par des historiens du Moyen Age pour la Bretagne, à savoir la "sacralisation" de l'espace rural par la mise en place graduelle le long des chemins de croix et de calvaires, aux carrefours comme parfois ailleurs, monuments devant lesquels les paysans pieux faisaient quelques dévotions à chacun de leurs déplacements.

Les symbolismes enchaînés les uns aux autres devaient être nombreux, et chacun peut subjectivement en deviner certains, essayer de les "lire". La fonction monumentale et ostentatoire est évidente pour les grands cairns à volumes impressionnants, disproportionnée par rapport à ce qu'ils englobent ; par contre, les petits dolmens à couloir qu'ils recouvrent sont des espaces froids et secrets (d'autant plus secrets que leurs couloirs sont longs). A la dualité symbolique sexualisée dont on parle au moins depuis Gustave Flaubert (le menhir phallique, le tumulus ou plutôt le dolmen qu'il recouvre grotte féminine), on peut associer l'opposition entre le point marqué par le menhir, dressé vers le ciel, et la surface ou l'espace d'une grande structure de tumulus ou de cairn, voire encore d'un système d'enclos et d'alignements.

Les liens symboliques avec le ciel et les astres sont plus compliqués à concevoir. Il est incontestable que certains monuments remarquables (Stonehenge en Angleterre, New Grange en Irlande, la Roche-aux-Fées d'Essé et Dissignac en Bretagne, etc...) ont une disposition donnant à l'éclairage par le soleil levant au solstice d'hiver une valeur symbolique fort émouvante et impressionnante. Après l'enthousiasme des années 1960-1980, la majorité des spécialistes de l'archéo-astronomie tendent à penser, pour les systèmes complexes d'alignement ou d'enceintes plus ou moins circulaires, que s'il y a des orientations approximatives de types variés, il ne faudrait peut-être pas trop imaginer, comme on a eu tendance à le faire, des observations très particulières pour des cycles d'évènements ne se produisant qu'à plusieurs lustres ou décennies d'intervalle, ce qui nécessiterait une transmission fort élaborée de données.

Edifier une construction mégalithique implique la conjonction de plusieurs décisions et réalisations :

                                - en concevoir la nécessité ;

                                - en choisir le type ;

                                - en choisir la localisation ;

                                - trouver la main d'oeuvre et prévoir l'intendance ;

                                - préparer le terrain ;

                                - se procurer les matériaux, les transporter à pied d'oeuvre ;

                                - exécuter la construction ;

                                - ensuite utiliser celle-ci selon les rituels et les usages ;

                                - éventuellement, prévoir dès le départ son sort ultérieur, selon sa pérennité imaginée.

Il ne s'agit pas d'éléments d'une "chaîne opératoire", car tous coexistent et interfèrent dès le premier  stade de la conception. C'est plutôt un "complexe opératoire", voire une "stratégie opérationnelle". D'autre part, il y aura toujours eu interaction ou compromis entre les impératifs culturels et les nécessités techniques.

Une fois les contraintes idéologiques imposées par les "chamans-sorciers-prêtres" connues, on doit apprécier le savoir-faire technique des véritables "ingénieurs du bâtiment et des travaux publics" qu'étaient les mégalitheurs, par exemple pour assurer l'extraction et le transport, parfois sur des kilomètres, d'énormes blocs, ou pour assurer la stabilité des cairns posés sur de fortes pentes, par l'agencement des murets de soutènement et des semelles les supportant. Pour les "dolmens" (au sens large), ils ont su distinguer deux modes de construction. Sur les sols et sous-sols  assez meubles pour qu'ils arrivent à y creuser des fosses de fondation, les parois ont été assises grâce à des dalles orthostates (piliers ou supports), technique qui  peut dériver de celle des poteaux porteurs des charpentes des constructions en bois. Par contre, sur les surfaces rocheuses, dans lesquelles il était hors de question  de creuser, ce sont des murets de pierre sèche qui ont été construits, après un nettoyage  soigneux du rocher pour leur assurer toute leur stabilité ; d'où les chambres sub-circulaires à couverture encorbellée qui sont des merveilles.

Tout en construisant pour l'éternité, les mégalitheurs ne pouvaient imaginer toutes les causes de dégradation, en dehors de celles pratiquées par des hommes, telles la mer par suite de la remontée du niveau, ou l'altération à long terme  de certaines roches dont les blocs leur paraissaient sains ; il y a quand même eu des malfaçons qui auraient pu être évitées.

Etant donné le taux de destruction, on n'a aucune chance de retrouver des restes des plus anciennes constructions mégalithiques, des "proto-dolmens" ou des premiers dolmens. Maîtriser l'utilisation de roches difficiles telles que le granite a certainement pris du temps, il faut penser à quelques générations avant les plus anciens monuments que nous arrivons à situer dans le temps.

Si l'on considère les "lieux de traitement de certains morts", communément les dolmens à chambre et à couloir considérés comme "tombes" ou "sépultures collectives" des auteurs, on doit concevoir leurs diverses fonctions comme beaucoup plus variées et différenciées selon leurs parties ou leur entourage. D'abord, les "tombes" ostentatoires de nos propres cimetières sont beaucoup plus construites pour les vivants que pour les morts que l'on enterre dessous.

Ici, ce sont des dispositions architecturales durables, pour une série d'actes complexes associés soit à des funérailles, soit à des rituels compliqués, avant et après leur édification comme lors de toutes  leurs utilisations successives. Les données des pays calcaires, où les ossements se conservent bien, indiquent qu'on n'y mettait qu'une minorité de la population, autrement dit que les autres mortels étaient enterrés ou "traités" ailleurs. Dans certains  cas, on y trouve des squelettes en connexion anatomique (leur "position foetale" a souvent fait penser à la préparation à une re-naissance), dans d'autres des stockages plus ou moins compartimentés, avec des indications que la soi-disant "maison des  ancêtres" servait de reliquaire pour y prendre des os pour des cérémonies, par exemple, et que s'ils étaient remis, ce n'était pas toujours auprès des restes  du même squelette dans le même compartiment. Comment étaient choisis les individus : pas forcément des privilégiés (d'ailleurs il y a hommes, femmes, enfants), ce peut être  tout autant des "boucs émissaires" mis à l'écart sinon "sacrifiés" post mortem pour  un curieux périple. Les objets des soi-disant "mobiliers funéraires" font penser à la même éventualité ; on a souvent parlé de "bris rituel". C'est l'occasion de rappeler les Lois de Manu (Manavadharmasastra ou Manu Smriti) concernant les Intouchables, code de textes qui datent de vers le début de notre ère jusqu'au second siècle A.D. :  "ils ne peuvent pas avoir de vases entiers" X, 51 ;  "qu'ils  aient  ... pour plats des pots brisés" X, 52 ; "que la nourriture qu'ils reçoivent  des autres ne leur soit donnée que dans des tessons" X, 54. Gardons-nous cependant de transposer des parallèles ethnographiques. Mais ces "tessons" nous rappellent bien des choses !

Dans et autour d'un cairn ou d'un tumulus, il y a des indications de spécialisation des espaces ou des zones, qu'ils soient extérieurs (les "parvis" où manifestement  il y avait des cérémonies et des dépôts d'objets en des points précis), comme à l'intérieur  entre les chambres, les couloirs qui donnent lieu à des condamnations d'accès, de même que les façades peuvent également se voir condamnées par des apports massifs.  Dans un grand cairn à plusieurs tombes juxtaposées, souvent de types différents les uns des autres, ce ne sont pas forcément des "tombes de familles" (ou de "clans") différentes, il pourrait y avoir des spécialisations de fonctions.

 

Cette conférence a illustré sur des cas concrets présentés en diapositives, la plupart de ces considérations, et d'autres, montrant la complexité du mégalithisme.  

 

 

 

 

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