Rechercher     Page précédente    Accueil     Plan du site

 

.

LA FONTAINE DES ALLEMANDS


Yves Cocoual

 

    L’eau et l’approvisionnement de la ville de Lorient ont toujours été des préoccupations importantes pour les élus. Avant la Seconde Guerre mondiale, la ville comptait encore beaucoup de fontaines.
    Cette préoccupation s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui puisque l’actuelle municipalité envisage d’embellir le centre ville d’une nouvelle fontaine.

    Quand on demande à un Lorientais où se trouve la fontaine des Allemands, invariablement on obtient une réponse du genre :
    -Non, vous voulez parler de la fontaine des Anglais , à Kerolay !

    Non, non ! Il ne s’agit pas d’une erreur : il y a bien eu à Lorient une fontaine connue sous le nom de Fontaine des Allemands.

   

    -Ah, oui ! Pendant la Guerre alors ! Les Allemands se ravitaillaient en eau rue … où il y avait encore une fontaine.

    Ce n’est toujours pas la bonne réponse. C’est une recherche concernant l’ancienne école de jeunes filles rue de la Belle Fontaine qui nous a amené à cette découverte  …La fontaine des Allemands se trouvait en réalité à proximité d’une autre fontaine bien connue : la Belle Fontaine, paroisse de Ploemeur, ainsi qu’on peut le lire dans une délibération  de la communauté de ville qui se réunit chez le maire, M. Perrault, le 10 juin 1737, et dont le texte est transcrit ci-dessous en en respectant autant que possible l’orthographe de l’époque :


   
   
    Délibérations de la communauté 1737

    Du dixième juin mil sept cents trente sept, en l’assemblée généralle des habitans de L’orient tenue en la maison de M. Perrault, Maire et président de la ditte assemblée présents Mrs Demontigny, Procureur de Roy, Droneau fils Greffier, Cordé, Gseq, Lafontaine, Barbarin, Brossière, Esnée, Droneau Père, Villemezec, Villecadiou, Ferrand, Deffond, Fermier de la Provotais,
En la ditte assemblée a laquelle Mr  De St Pierre, Ingénieur du Roy en cette ville a esté prié de se trouver, le dit Sr procureur du Roy a remontré que cette ville augmentant tous les jours en habitans, il est nécessaire de leur assurer une fontaine qui puisse en tous tems fournir a leur besoin qu’il n’y en a point de plus a portée que celle appelée la belle fontaine dans la paroisse de  plemeur de laquelle cette ville est en possession depuis son établissement puisque ce sont les sindics qui l’ont fait faire aux frais de la ville mais comme cette fontaine n’est point assé profonde que même elle est toute à découvert de façon que tout le monde y va indifferement soit pour y puiser de l’eau ou pour s’y baigner et y jette quantité d’ordures ce qui peut occasionner des maladies, pour à quoy obvier et assurer quantité d’eau suffisante a la ville, le dit sieur Procureur du Roy croit qu’il serait à propos de faire creuser la ditte belle fontaine y rassembler les sources qui sont a la proximité et y faire un regard et des robinets pour le service public et prier Mondit sieur de St Pierre, Ingénieur du Roy de se charger de l’execution de ce projet et comme le travail a faire a cette fontaine, en empecher l’usage pendant quelque tems.
    Le dit Sieur procureur du Roy a encore remontré que plus haut il y a une autre fontaine appelée la fontaine des allemands qu’il serait necessaire de retablir pour fournir aux besoins du public, qu’il y a aussi une fontaine au faouedic qu’on peut rendre facillement utile a cette ville, sur quoy les dits Srs ayant deliberés ils ont prié Mondit Sieur de St Pierre present de se charger de faire raccomoder la fontaine des allemands et ensuite celle de la belle fontaine de la manière qu’il jugera a propos et pour subvenir a ces depenses les dits Srs sont d’avis qu’il sera fait une queste dans la ville et pour cet effet ont nommés les Srs Villecadiou et Barbarin qu’ils prient de commencer dès demain pour ce qui en proviendra estre remis es mains du sr Droneau fils pour en compter sur les billets de payements que donnera mondit Sr de St Pierre, et en cas que les deniers provenants de cette queste ne soient pas suffisants il sera pris des deniers de la fabrice jusqu'à la concurrence de la somme de deux cents livres laquelle luy sera rendue des les premières sommes qui tomberont a la ville  et ce sans aucun interest sagissant du bien public et en payant pour le  fabrique en charge sur le receu dudit Sieur Droneau laditte somme luy sera alloüée dans ses comptes et a l’egard de de la fontaine du faoüedic il en sera ecrit a Mr Du faoüedic propriétaire d’ycelle pour l’en prevenir et ont lesdits Srs signé
(suivent les signatures des membres de l’assemblée cités plus haut)


    Il ressort de ce texte que la fontaine des Allemands n’est plus en usage en 1737, et qu’il serait nécessaire de la faire « rétablir » voire « racommoder » en même temps que la Belle Fontaine, et que pour subvenir aux dépenses que cela va occasionner on fera une "queste" qui sera éventuellement complétée par un prélèvement sur les « deniers de la fabrice ».

    Mais pourquoi est-elle nommée fontaine des Allemands ?

   Il faut en fait remonter vingt ans avant cette délibération. Le financier écossais John Law, fondateur de la Compagnie du Mississipi veut réformer l’exploitation de la Louisiane où tout va mal depuis le décès de Louis XIV  en 1715. Le Régent, le duc d'Orléans, va essayer d’organiser une émigration vers la province américaine afin de la repeupler et d’en dynamiser le commerce. Les méthodes de recrutement confinent le plus souvent à la rafle dans les rues de Paris mais aussi en province et, en deux ans, « John Law réussit à faire passer en Louisiane plus de 7000 personnes, dont 5000 enlevés presque de force: des forçats rescapés des galères, des vagabonds ramassés dans les rues de Paris, des «filles à cassette» (appelées «filles du Roy» au Canada), des femmes dites «de mauvaise vie» (prostituées et condamnées de droit commun), etc… ». 
    Les émeutes devenant de plus en plus fréquentes face aux exactions des «recruteurs», le régent met fin à ces pratiques et c’est alors que John Law a une nouvelle bonne idée, et sa compagnie se lance dans une véritable campagne publicitaire pour séduire d’éventuels candidats à l’émigration. Cette « propagande » qui présente la Louisiane comme un lieu paradisiaque aura surtout du succès auprès des Allemands (en Alsace, dans le Wurtemberg, le Palatinat, la Franconie, le Brandebourg, la Bavière, etc) et, en 1721, ce sont près de 4000 Allemands qui auront été recrutés et aussitôt transférés à Lorient où les attendent de beaux navires en partance pour l’aventure de la colonisation.
    Malheureusement, pour une grande partie d’entre eux, l’aventure va s’arrêter là : alors qu’ils attendent le départ « sous des tentes dans des camps de fortune organisés par la Cie de Indes », maladies et épidémies vont en faire mourir plus de mille (nombre très exagéré selon certaines sources) qui pour beaucoup étaient maintenus dans la rade à bord de bateaux afin d'éviter la contagion, et qui seront enterrés à Port-Louis ou à Lorient; d’autres s’enfuiront et finalement un tiers (1600) seulement de ces Allemands quittera le port de Lorient.
Parmi ceux-ci, beaucoup seront décimés en mer par le scorbut notamment, quelques autres attaqués par des pirates non loin de Saint-Domingue ne verront jamais la côte. A l’arrivée, les survivants mourront en grand nombre sur le rivage et finalement, à peine trois cents  d’entre eux (moins de cent selon certains) prendront le chemin de l'Arkansas, propriété de John Law encore pour quelques mois.
    Organisés et travailleurs, tous ou presque issus de milieux d’artisans, ils feront souche,  prospèreront et dix ans après leur arrivée en 1722, « ces colons de « la Côte des Allemands » installés à vingt-cinq milles au nord-ouest de la Nouvelle-Orléans […] alimentaient presqu’entièrement la capitale ! » Certains d’entre eux francisèrent leur nom quand cela n'avait pas été fait parfois au moment de la signature de leur engagement ou sur les rôles d'inscription des passagers à bord des vaisseaux. C'est ainsi que l'on trouve un "Jean Chemit" (Schmidt?) enterré à Lorient le 4 octobre 1720.

    Cette courte présentation établie à partir de documents glanés sur le web, et que nous allons compléter au fur et à mesure de nos découvertes(1),  permet donc de comprendre l’origine du nom de la fontaine des Allemands : les camps de fortune de la Compagnie des Indes, désignés dans de nombreux actes par l'expression "les tentes de la belle fontaine",  devaient être installés a proximité de ce second point d’eau peut-être réservé aux Allemands en partance pour la Louisiane !

    Reste maintenant à trouver son emplacement exact … plus haut que la Belle-Fontaine. On y est presque ...

 

Le  plan ci-dessous, daté de 1764,  indique l'emplacement des fontaines de la ville: il correspond à celui de la Belle-Fontaine et le pluriel confirme qu'il y en a bien au moins deux.

 

 

 

 

 

Un autre plan, antérieur au précédent de quelques années (1750)  propose en ce même endroit, à peu de distance l'un de l'autre deux petits carrés qui pourraient être l'indication de fontaines. L'expression  relevée dans la délibération qui situe "plus haut" la fontaine des Allemands équivaudrait alors à un "en amont" sur le très court ruisseau qui se déverse là.

 

 

 

 

Cela ne pourrait-il pas être une hypothèse valable?

 

2 avril 2012

 

Très occupés par des affaires maritimes (une pêcherie et une petite mer) pendant de longues semaines, nous avons omis de signaler un  indice qui nous est parvenu par mail.

 

Il y a déjà quelque temps, M. Yann Keraudren nous a adressé le document pdf reproduit ci-dessous, pour nous proposer une situation possible de la Fontaine. Ce qui pourrait confirmer notre hypothèse.

 

 

 

 

Ce plan est meilleur que celui que nous avions trouvé aux archives de Lorient (2Fi115- plan de Lorient vers 1840) et confirme que non loin de la Belle fontaine existait une autre fontaine.

 

 

 

Mais est-elle située "plus haut" comme l'indique la délibération de la communauté de 1737? Un autre plan, (2Fi217 de 1874 consultable aux  AM de Lorient) qui comporte les courbes de niveau du quartier montre bien que cette fontaine est située quelques mètres "plus haut".

 

 

      

 

 

S'agirait-il de la "Fontaine des Allemands" ? Il semble bien que ce soit le seul point d'eau d'importance dans ce secteur, mais, situé à l'angle de la rue de Larmor et de l'avenue Jean Jaurès, il n'en reste rien aujourd'hui. A l'extrémité sud de la rue de la Belle fontaine existait bien un puits mais un peu loin et les gens de l'époque ne l'aurait pas appelé fontaine.

 

 Voici l'endroit actuel, un recoin des murs de l'école de Merville, où cette fontaine aurait pu se trouver ... La plaque de fonte dans la pelouse dissimulerait-elle une source captée? Nous essaierons de le savoir.

 

 

Google - Street view

1- Un article sur ce sujet, très complet,  signé Georges Quernin a été publié dans "Les Cahiers du Pays de Ploemeur" n°3 de mai 1993 pages 12 à 18, sous le titre: "De l'Allemagne à la Louisiane ... par Ploemeur".

 

         François Jégou, dans son "Histoire de la fondation de Lorient" publié en 1870 à Lorient, évoque une autre origine possible pour cette appellation de "Fontaine des Allemands", comme on peut le lire pages 289 et 290: 

Ciquer pour agrandir l'image

    Il semble donc qu'en 1870, la fontaine existait encore et que l'on connaisssait son nom dans la "banlieue" lorientaise que constituait Merville si notre localisation est correcte. Peut-être existe-t-il des cartes postales ou des gravures représentant cette fontaine?

 


Sources:

François Jégou, Histoire de la fondation de Lorient, Editions de la Tour Giles, Peronnas (Ain), 1994 réédition de : Histoire de la fondation de Lorient, Etude archéologique, par F. Jégou, Membre de la Société Polymathique du Morbihan, Lorient, Ad. Lesnard, Libraire-Editeur, rue du Morbihan,52, 1870

Claude Le Colleter, Autour de la fontaine des Anglais, …, Bulletin SAHPL n°39, 2010-2011


Internet

Archives municipales de Lorient - Délibérations de la communauté de ville et du comité permanent (1736-1790) - N° d’ordre : BB1-010 -Cote archive :BB1-Date:12/06/1737 - http://recherche.archives.lorient.fr/4DCGI/Web_FondsListeRegistres/2675/ILUMP19980 (consulté le 5/12/2011) 

http://ia600306.us.archive.org/33/items/storylouisiana00thomgoog/storylouisiana00thomgoog_djvu.txt

Leclerc, Jacques, "Histoire linguistique de la Louisiane" dans l'aménagement linguistique dans le monde, Québec, TLFQ, Université de Laval, 30 avril 2004
http://daniel.burgot.perso.neuf.fr/html/deportation/occident.htm (consulté le 7/12/2011)

http://www.civilisations.ca/musee-virtuel-de-la-nouvelle-france/population/immigration/ (consulté le 7/12/2011)
Kondert, Reinhart, Les Allemands en Louisiane de 1721 à 1732, Revue d'histoire de l'Amérique française, vol 33, n°1,1979, p.51-56

Hubert-Robert, Régine, L'Histoire merveilleuse de la Louisiane française, Chronique des XVIIe et XVIIIe siècles et de la cession aux Etats-Unis, Editions de la Maison française inc,1941

Les extraits de plans proviennent du site bnf.gallica.fr (consulté il y a fort longtemps ...) et du site des Archives municipales de Lorient, Documents iconographiques

Archives départementales - Registres de l'état civil pour Lorient et Port-Louis pour les périodes concernées