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LES VIKINGS A L’ASSAUT DE L’EUROPE

 

Mme Joëlle Quaghebeur

Maître de conférence

UBS Lorient

L'aube du VIIIe siècle - Le désir de conquêtes  - Des découvertes - La civilisation viking - Les premiers raids

Des sites uniques - Les ravages - Bibliographie

 

C’est à l’aube du VIIIe siècle que l’expansion viking prit une ampleur que les rois et les peuples d’Europe ne pouvaient plus continuer d’ ignorer. Mais si leurs raids affectèrent désormais l’ensemble du littoral d’Europe occidental, il faut avoir à l’esprit que l’ère concernée par les entreprises de ces pirates s’étendait également à la Méditerranée et plus au nord, par le biais des grands fleuves de l’actuelle Russie, jusqu’à la mer Noire et la mer Caspienne qu’ils traversèrent pour attaquer Constantinople et le califat abasside dont la capitale était Bagdad. Plus à l’ouest, atteignant les îles Feroë, ils ouvrirent la route vers l’Islande, le Groenland et très probablement l’Amérique du Nord. Navigateurs de grande qualité, explorateurs et conquérants dans l’âme, ils firent donc reculer les frontières du monde connu mais dans le même temps ils introduisirent au sein des pouvoirs et des territoires anciens du sud de l’Europe, troubles, désolation et destructions et amenèrent de ce fait des évolutions, politiques ou sociales, pour les secteurs qu’ils convoitèrent. Il convient donc de décrire, brièvement, dans un premier point la chronologie et les composantes de ces entreprises puis au travers de l’exemple d’un royaume victime de ces attaques, la Bretagne, de saisir la portée et les conséquences de ces dernières.

Les raisons du désir de conquêtes subitement présent dans les mondes du nord demeurent difficiles à appréhender. Croissance démographique brutale, modifications climatiques; instabilité politique, exil judiciaire des individus jugés dangereux pour la société contribuèrent sans doute, à cette présence désormais omniprésente sur les mers. Toutefois il faut souligner que ces mouvements migratoires étaient anciens. En 113 avant JC, les Cimbres et les Teutons qui envahirent l’Empire romain étaient probablement originaires du Jutland ; plus tard, au sein des peuples souvent présentés comme "germaniques"(les Goths, les Burgondes, les Vandales) il faut reconnaître des scandinaves. L’historien goth Jordanes n’écrivait-il pas au VIe siècle que la Scandinavie était l"officine des peuples, la matrice des nations"?Enfin la colonisation des îles du nord et de l’ouest de l’Ecosse est attestée au plus tard au VIIe siècle.

Si toutes ces causes mêlées sont appréhendées pour tenter de saisir le moment viking en Europe, il est indéniable que la supériorité technique de ces peuples dans le domaine de la navigation aida grandement les projets vikings. Des pierres gravées retrouvées dans le Jutland et le Gotland, montrent que dès le VIIe siècle, ils maîtrisaient la technique d’une navigation à voile sur des bateaux à rames. Disposant désormais d’un "outil" qui leur conférait une supériorité absolue car unique sur des mers souvent difficiles, ces marins redoutables développèrent une civilisation et un univers où le bateau était source de richesse et de gloire.

Grâce à des découvertes remarquables (navire d’Oseberg, de Gokstadt etc..) l’archeologie scandinave nous livre un tableau précis et bien documenté des bateaux connus alors. Ainsi sait-on que dès 300 après. JC, la technique du bateau à clins était connue ( marais de Nydan, Danemark). Navires de commerce (plus courts, plus lourds, propulsés à la voile) côtoyaient de splendides bateaux de guerre (de dimension variée), où étaient utilisés rames et voiles. On trouvait en Angleterre, à la fin du Xe siècle, des bateaux de plus de 50 rameurs, avec un équipage total de 80 à 100 hommes. Un bateau du XIe siècle pouvait lui transporter plusieurs centaines d’hommes. La caractéristique la plus remarquable de ces diverses embarcations étant probablement leur très faible tirant d’eau (inférieur parfois à 50 cm), rapidement tirés à terre sur de simples plages, ils permettaient de remonter les rivières et de pénétrer aisément tous les territoires côtiers.

 

Miniature - Vie de Saint Aubin d’Angers

 Manuscrit env 1100 – (BN Paris)

Ne disposant pas de boussole, ils ne s’en dirigeaient pas moins de façon satisfaisante grâce à un cadran solaire et à une bonne connaissance des étoiles. Sans doute étaient-ils en outre familiarisés avec d’anciennes routes maritimes pratiquées par d’autres navigateurs (ainsi entre l’Irlande et l’Aquitaine, par exemple). Il est certain, en effet, qu’ils étaient bien informés des territoires qu’ils envisageaient de "visiter", n’arrivant jamais au hasard.

Les caractéristiques de la civilisation viking ne peuvent être envisagées dans cette brève présentation. Tout au plus peut-on souligner qu’existaient des écarts importants dans les mentalités de ces peuples et du monde (essentiellemnt carolingien) qu’ils attaquèrent. La sombre religion germano-nordique connaissait encore des sacrifices humains, bien loin des soucis des idéaux chrétiens qui amenaient les clercs du monde carolingien à demander notamment l’abolition de l’ordalie, la stricte égalité de l’homme et de la femme dans le mariage, monde qui voyait également de modestes cimetières paysans soignés dans leur apparence et entretenus, avec un carré réservé au plus près du sanctuaire (et donc de Dieu) aux plus jeunes enfants soit les êtres plus précieux pour cette société (Saint-Urnel en Plomeur, Finistère). Vision bien différente de celle entrevue en 922 par le voyageur et diplomate arabe Ibn Fadlan, au bord de la Volga. L’homme de culture et de civilisation qu’il était assista, à son grand effroi, à l’inhumation d’un chef varègue entouré, pour son ultime navigation vers le pays des morts, de ses chevaux et de son chien taillés en pièce, mais également de sa femme brûlée avec lui. La terreur suscitée par les Scandinaves est, sans doute, aussi donc le signe que les hommes qui subirent leurs attaques vivaient dans un monde différent où la vie humaine était considérée avec respect et préservée, autant que faire se pouvait, de toute violence gratuite, loin donc du supplice de l’aigle de sang qui permettait d’arracher du dos, ouvert d’un coup de hache, les poumons (Ce que P.R. Giot pensait avoir retrouvé sur un squelette de l’île Lavret au nord de la Bretagne).

On comprend donc les réactions provoquées par les attaques vikings, incompréhension puis terreur. Les hommes d’Eglise se chargèrent de donner un sens à cette épreuve : incarnations diaboliques les pirates venaient punir les chrétiens de leurs péchés. Ce faisant ils contribuèrent un temps à amener la résignation alors qu’il aurait fallu appeler aux armes.

Ayant attaqué l’empire romain qui parvint à les contenir (par le biais, entre autres en Bretagne de populations venues d’Outre-Manche , affectées à la défense des côtes) les attaques reprirent donc avec violence aux IXe et Xe siècles, à nouveau jugulées par de vigoureuses mesures du roi Charles le Chauve (restauration des remparts des villes, fleuves barrés militairement etc ..) mais une ultime onde fut connue aux années 980-1030 ( en 882, Aix-la-Chapelle, capitale impériale est dévastée, à partir de 885 Paris assiégé durant 3 ans), en Angleterre et en France où des débarquements avec enlèvement d’otage (ainsi la vicomtesse de Limoges) eurent encore lieu au premier quart du XIe siècle. Dans cette houle de plus de six siècles quel fut le destin de la Bretagne ?

Les premiers raids attestés en Gaule se produisirent entre 790 et 800, amenant immédiatement une réaction du souverain (Charlemagne) qui par voie de capitulaires ordonna une mise en défense des côtes. En 817, l’empereur Louis le Pieux fit dresser la liste des monastères côtiers astreints à un service miltaire ou autorisés à se protéger par la construction d’un castrum, tel saint Philibert de Noirmoutier qui s"en dota en 830. Venu en Poher en 818, mâter la révolte de Murman, et ayant rencontré Matmonoc, l’abbé de Landévennec, n’écartons pas l’hypothèse que l’empereur fit intégrer l’abbaye bretonne à ce dispositif. Le danger était bien réel : en 819 puis 835 Noirmoutier et l’île de Ré furent ravagés par des Norvégiens. Mais l’attaque qui marqua durablement les esprits se déroula le 24 juin 843 : profitant de la fête religieuse ( ce qu’ils pratiquèrent fréquemment), les Vikings attaquèrent la cité, tuant l’évêque Gunhard sur l’autel où il disait la messe et massacrant les fidèles rassemblés là. Dès lors, s’instaura la pratique des tributs : faute de repousser militairement les pirates, il fallut "acheter" leur départ. Nomenoe lui-même fut contraint d’agir ainsi en 847, après, nous disent les chroniqueurs, avoir perdu 3 batailles. La première attaque d’importance menée contre la Bretagne est mentionnée à l’année 837 dans les annales de Saint-Florent de Saumur. Il faut souligner que c’est, en effet, le plus souvent dans des sources "extérieures" à la Bretagne que nous trouvons des mentions, très lacunaires, des souffrances endurées par la terre bretonne aux IXe et Xe siècles : la violence des destructions fut telle que tous les lieux de culture, où la Mémoire était conservée et élaborée; disparurent entraînant avec eux l’anéantissement du passé d’époque "mérovingienne" ou romaine de ce territoire. Dès lors, la violence n’alla qu’en s’amplifiant. Aux années 850, le comte de Vannes et l’évêque furent faits prisonniers - situation qui permet de mesurer le degré de désorganisation de la côte sud de la Bretagne - et en 854, l’abbaye Saint-Sauveur de Redon ne dut (aux dires des moines) qu’à Dieu d’être sauvée. Le roi Erispoe apparaît donc au travers de ces différentes mentions dans l’incapacité de juguler le danger. Les nombreuses îles toutes proches étaient probablement devenues des bases de repli commodes.L’assassinat de Salomon en 874 enfonça le royaume dans une quasi guerre civile qui ne pouvait que favoriser les attaques. A partir des années 860, les moines de saint-Gwénolé de Landévennec pleuraient le grandeur perdue de la Cornouaille et appellaient à l’aide. Si le règne d’Alain le Grand favorisa une accalmie (peut-être grâce à d’énergiques mesures identiques à celles prises à la même époque par le roi de Wessex, Alfred) quelques mentions suggèrent que la présence viking avait cessé d’être sporadique. Ainsi en 889, les Vikings "avaient arraché leur territoire en totalité jusqu’à la rivière du Blavet". Désormais la noblesse de Bretagne avait donc, non plus à défendre sa terre mais à la reconquérir. Les deux ultimes chefs de la Bretagne, Alain et Uurmaelon disparus à l’aube du Xe siècle, la Bretagne fut livrée aux pirates. Landévennec, abbaye militaire, anéantie en 913 par un incendie d’une grande violence (elle avait été attaquée par 2 flottes, on peut donc évaluer le nombre d’attaquants à 2000 hommes environ), marqua sans doute l’achèvement d’un processus déjà commencé : le départ de toutes les élites d’encadrement, religieuses ou laïques, en Francie ou Outre-Manche.

Que pouvons-nous entrevoir des années qui suivirent ? Tout d’abord que 2 principautés scandinaves virent le jour dans la région de Nantes et en Poher (soit environ l’actuel sud-Finistère), principautés, qui à l’identique de ce qui fut connu dans certains comtés de Neustrie, auraient pu amener l’installation à demeure de populations scandinaves. Les apports de l’archéologie, de l’onomastique et de la toponymie apparaissent remarquables pour tenter d’appréhender la réalité connue alors en Bretagne.

 

 

 

 

Camp de Péran – Photo aérienne (Photo CHAN)

L’archéologie, en effet, a révélé des sites souvent uniques sur le territoire des anciennes Gaules : ainsi le camp de Péran en Plédran, près de Saint-Brieuc, camp peut-être breton mais occupé par les Scandinaves comme en témoignent les objets retrouvés (épée, étrier, chaudron, pièce de monnaie) et la tombe-barque de l’île de Groix qui témoignent d’une emprise autant sur la côte nord que sud du royaume. Si l’on continue de discuter de la datation de ce dernier site, une étude récente du bateau là brûlé le comprendrait comme une embarcation de cabotage faisant donc de son occupant (peut-être inhumé avec une femme) un viking de Bretagne. La palynologie a, quant à elle, révélé dans le site d’habitat carolingien paysan du Teilleul (Ille-et-Vilaine) de l’avena strigosa, avoine seulement connue, au nord de l’Europe, dans des secteurs sous contrôle scandinave.

De même l’onomastique permet-elle d’approcher l’origine des vikings "bretons". Car au travers des quelques noms, notés dans les sources franques, des chefs venus ravager ce territoire, il semble qu’il faille les comprendre d’origine norvégienne. Tel Sidric (Sigtryggr) allié d’Erispoe pour deloger d’autres vikings de la Loire, ce nom fut celui d’un roi scandinave d’Irlande aux années 880, l’Irlande colonisée par les Norvégiens. Il en est de même pour les patronymes de Ohtar et Hroaldr qui détruisirent Landévennec en 913, Incon que l’on peut rapprocher de Hakon, nom royal etc ... La très ancienne route maritime Irlande-Bretagne fut donc un vecteur d’invasion et de destruction pour la Bretagne : les Scandinaves d’Irlande l’empruntant pour des expéditions de pillage ou pour se replier lorsque les pouvoirs irlandais triomphaient militairement.

La toponymie, qui mériterait une enquête bien plus approfondie à l’image de ce qui a été mené en Normandie, révèle des indices significatifs : ainsi dans la région d’Epiniac (Ille et Vilaine) ou plus à l’ouest, où il faut reconnaître en Bolast, au bord de la rivière du Faou face à l’abbaye de Landévennec, Bolstradr, "la ferme" caractéristique d’une colonisation norvégienne inconnue en Normandie mais omniprésente en Ecosse ou en Irlande.

 

 

 

 

 

Reconstitution d’une tombe viking : évocation de la sépulture de Groix.

Dessin de Paula Giauffret (Dossiers d’Archéologie, n° 277, Octobre 2002)

Enfin, la génétique pourra peut-être apporter certaines réponses : une enquête menée il y a une vingtaine d’années par le CNRS, afin de mieux saisir en France les mécanismes de rejet aux greffes, a révélé des marqueurs génétiques caractéristiques des populations scandinaves en Normandie mais également sur la côte sud de la Bretagne.

Une partie de l’école historiographique européenne tend à l’heure actuelle à minimiser les ravages causés par les Scandinaves tendant à les présenter comme de hardis navigateurs et de remarquables commerçants et organisateurs (ce qu’ils étaient aussi). Le bilan dressé pour bien des secteurs d’Occident, et particulièrement la Bretagne qui nous intéresse plus précisément, est pourtant éloquent : la terre bretonne perdit le souvenir de ce qui l’avait bâtie, car si les lieux de mémoire qu’étaient les monastères n’avaient pas brûlé nous disposerions, par exemple, de la relation de l’arrivée des Bretons en Armorique et non de la vision que voulurent en avoir des moines à partir du XIe siècle. En outre, revenu d’exil, après d’âpres négociations, l’héritier royal Alain Barbe-Torte ne se vit concéder qu’’un titre de dux par le Carolingien. Le destin de la Bretagne n’aurait-il pas été différent si la dynastie à laquelle il appartenait n’avait pas dû quitter sa terre et son peuple ?

 

Mais il ne faut sans doute pas s’en tenir à ces tristes constats : le moment viking de la Bretagne mérite un intérêt renouvelé, des enquêtes toponymiques doivent, par exemple, être entreprises de même l’archéologie révèlera-t-elle encore peut-être de splendides sites souvent uniques en Europe.

 

 

 

 

Bibliographie :

Dans une bibliographie très abondante, citons les nombreux travaux de Régis Boyer, spécialiste incontesté des mondes scandinaves et 2 ouvrages récents,

- Les fondations scandinaves en Occident et les débuts du duché de Notrmandie (recueil d’articles),

publications du CRAHM, Caen, 2005

- L’héritage maritime des Vikings en Europe de l’ouest, Caen, 2002

Il faut ajouter le très intéressant numéro des Dossiers de l’Archéologie, n°277, octobre 2002, Les Vikings en France.