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ENFIN UN BALLON DIRIGEABLE OPÉRATIONNEL

 

 

Dominique Paulet

 

Ingénieur – Architecte naval

Kerulvé, Lorient

 

L’histoire de l’aéronavigation n’est pas un long fleuve tranquille. Plusieurs articles du précédent bulletin de notre société rapportent les traversées tumultueuses des ballons montés cherchant à échapper au siège de Paris durant l’hiver 1870-71 ; ballons libres, incapables de prendre une autre direction que celle du vent. Ces articles évoquent aussi les tentatives de création d’engins ayant la capacité de se propulser et de s’orienter.

 

 

Essai d’Henry Giffard en 1852 – Hélice entraînée par une machine à vapeur, mauvais rapport puissance/poids, performances insuffisantes.

Essai de Stanislas Dupuy de Lôme en 1872 – Hélice entraînée à force de bras, performances insuffisantes mais donnant lieu à quelques mesures quantitatives utiles pour l’avenir.

Dupuy de Lôme avait bénéficié d’une subvention particulière et procédait à cette occasion d’une manière autonome. La paix revenue, la Commission des Communications Aériennes prend en mains la recherche au sujet des ballons ; elle désigne deux officiers, Charles Renard et Arthur Krebs, pour mener à bonne fin notamment la création d’un vrai dirigeable. Ils y parviendront en 1884, pilotant eux-mêmes en circuit fermé, pour la première fois dans l’histoire humaine, un vaisseau aérien nommé « La France ».

Arthur Krebs nous intéresse : c’est presque un Lorientais. Venu de l’Est, il épouse la fille d’un ingénieur de l’Arsenal et habite essentiellement à La Villeneuve Braouïc en Quimperlé. Laissons le expliquer comment, simple officier d’infanterie, il a été amené à effectuer des travaux peu en rapport avec la carrière où il était entré :

« Ceci m’oblige à faire remonter mes souvenirs et à me rappeler que dès l’âge où je commençais à apprécier les jouets mécaniques, ma plus grande distraction consistait à réparer et mettre en état tous ceux qui me tombaient entre les mains. Plus tard mes lectures portaient toujours sur des livres décrivant des mécaniques, si bien qu’à 11 ans, la Physique de Ganot m’étant tombée sous la main, je l’étudiais avec le plus grand intérêt, m’initiant à tous les mystères de la machine à vapeur et de ses applications.

Cette aptitude particulière ne fut pas sans nuire, un peu, à mes études classiques, car mon esprit, plus préoccupé de ce qu’il avait appris par lui-même, cherchait à les réaliser pratiquement. Ceci me conduisit naturellement à dessiner avec précision, ce qui, par la suite, me rendit les plus grands services. Un croquis bien fait traduit mieux, pour les autres, la pensée de l’auteur, que toutes les descriptions ou explications qui peuvent être données quand il s’agit d’une construction ou d’une machine quelconque.

Portrait d'Arthur KrebsCette habitude à traduire ma pensée par un dessin avait développé en moi la faculté de bien voir dans l’espace, et je me souviens qu’en Math-spé, mon professeur m’envoyait toujours au tableau pour l’exécution des épures de descriptive dans lesquelles il s’embrouillait souvent.

En 1870, je me présentais aux examens de Polytechnique, et à ceux de St-Cyr. Mais la guerre étant survenue avant que les examens oraux d’admissibilité pour l’X fussent passés à Besançon, où je terminais mes études, je ne pus les subir et suivis le sort des admissibles à St-Cyr.

Après la guerre et le temps passé à St-Cyr, je vins en garnison à Brest. Comme officier, l’arsenal m’était ouvert. J’en profitais largement pour approfondir mes connaissances en mécanique et continuer mes études techniques. Mon futur beau-père, camarade d’enfance de mon père, m’avait donné des ouvrages sur les machines à vapeur marines et la construction des navires qu’il professait à l’École du Génie Maritime. J’en fis mon profit et plus tard, en garnison à Nantes, en 1875, je rédigeais les plans d’un navire qui fut construit par un industriel avec lequel j’avais fait connaissance.

A la fin de 1876, mon bataillon vint à Paris. Mis en rapport par un ami commun avec le capitaine Renard, j’entrai en relation avec lui et il me mit au courant des travaux qu’il avait entrepris à la Commission des Communications Aériennes et me demanda ma collaboration.

Le colonel Laussedat, qui présidait cette commission, m’y fit nommer par le ministre, et je fus détaché à la direction du Génie, de laquelle dépendaient les Ateliers de Chalais-Meudon. Mes vœux les plus chers étaient ainsi comblés, mais pour donner confiance et obtenir des crédits, il fallait réussir et ne promettre que ce qu’on était sûr de pouvoir réaliser. Renard avait déjà construit un ballon captif, seule la partie mécanique permettant d’effectuer des ascensions n’était qu’à l’état embryonnaire. Je me chargeai de la réaliser, et grâce à l’exposition de 1878, je réunis rapidement tous les éléments nécessaires à l’établissement d’un treuil à vapeur qui fonctionna à notre plus grande satisfaction dès le mois d’août.

Les expériences et les démonstrations se succédèrent alors brillamment en toute sécurité et nous permirent d’y intéresser des membres de la Commission du Budget, car il fallait avoir des crédits pour pouvoir continuer les études et réaliser les projets faisant l’objet de la commission des Communications Aériennes.

Gambetta, puis Clémenceau, vinrent successivement assister aux expériences et promirent leur appui.

Deux buts étaient à poursuivre : 1/Étude et construction d’un matériel de ballon captif transportable en campagne, 2/Étude et construction d’un ballon dirigeable.

Le premier me parut facile à réaliser. Il se réduisit à la construction d’un treuil à vapeur sur roues pour les manœuvres de ballons, et à celles de deux autres voitures pour le transport des agrès et des accessoires de la machine à vapeur (eau et charbon), puis d’un appareil, également sur roues, pour la production du gaz hydrogène. Renard s’occupa de cette dernière question et je pris la première.

Pour mener à bien et rapidement ces travaux, nous fûmes conduits à établir un laboratoire et à installer un atelier mécanique pourvus l’un et l’autre des outils et outillages nécessaires. Nous avions comme ouvriers des sapeurs du Génie provenant du régiment de Versailles.

L’année suivante (juin 1879), un premier parc était réalisé et permit de faire des expériences de transport de ballons et d’ascensions sur le plateau qui domine Meudon au sud. A la suite de ces essais, le ministre décida que ce parc assisterait aux Grandes Manœuvres qui devaient se dérouler aux environs de Silliers-le-Guillaume (22 et 23 septembre 1880). Pendant ces manœuvres, les renseignements donnés par le ballon sur la marche des opérations, contrôlés par un officier d’État-major qui avait été adjoint au parc furent si probants que la construction de 4 parcs semblables fut décidée et nous fut confiée.

Les crédits alloués nous permirent d’agrandir les ateliers, de perfectionner l’outillage et d’établir une fabrication qui a servi de modèle aux 25 parcs de ballons captifs qui se trouvaient dans les différents Corps d’Armée et places fortes en 1914.

Entre temps se poursuivaient les études et expériences pour la construction du ballon dirigeable. Sa réalisation était pour nous le comble de nos aspirations et faisait l’objet de nos plus profondes méditations. La forme du ballon, la disposition de la nacelle et la détermination de l’espèce d’énergie à employer pour constituer la force motrice nécessaire à sa propulsion, firent l’objet d’un long examen et de discussions approfondies.

A cette époque, l’industrie électrique se développait. Le Congrès International de l’électricité venait de déterminer les unités de mesure nécessaires à l’étude et aux applications de cette branche nouvelle d’énergie. Les moteurs à essence, si répandus maintenant, n’étaient pas encore connus, nous décidâmes l’emploi de l’électricité pour constituer la force motrice du ballon.

Renard se consacra à la recherche de la source électrique capable de développer dans un poids très faible l’énergie nécessaire au fonctionnement pendant deux heures environ d’un moteur de 10 CV. Moi, je me chargeais de l’établissement du moteur et de tous les organes mécaniques faisant manœuvrer l’hélice. C’est ainsi que je fus conduit à étudier l’électricité au moment où cette science se développait industriellement.

La première ascension du ballon ‘‘La France’’, qui eut lieu le 9 août 1884, et dans laquelle un aérostat décrivit pour la première fois par ses propres moyens une courbe fermée en revenant à son point de départ, fut le couronnement de nos travaux… »

L’essentiel des notes et calculs de Krebs et Renard nous est parvenu. On y voit ce dernier envisager plusieurs formes de ballon, dont une évidée par un cylindre intérieur. D’un commun accord les deux concepteurs adopteront une forme pisciforme simple, à laquelle Krebs donnera une définition mathématique.

Dans cette étude les lois de la mécanique des fluides sont transposables de l’eau à l’air, en tenant compte de la différence de densité : 1 m3 d’eau est presque 800 fois plus lourd qu’1 m3 d’air. Ainsi s’il suffit d’un mètre cube de volume de carène pour faire flotter une tonne de navire, environ 800 mètres cubes de ballon sont nécessaires pour soulever le même poids de l’aérostat. Cette application du principe d’Archimède doit être conduite avec précision.

État des poids
 Ballon, filet, nacelle 948 kg
Pile, appareils et divers 435
Moteur et machinerie, hélice et gouvernail 263
Aéronautes 140
Lest 214

Total

2000 kg
Volume du ballon 1864 m3

(pour le rapprochement entre poids total et volume, tenir compte du poids de l’hydrogène dans le ballon)

Dirigeable contour

Épure reconstituée. L’avant est à droite. Les courbes directrices sont des paraboles.

La forme, plus volumineuse à l’avant qu’à l’arrière, est moderne.

 

Renard a procédé à des essais de ballons fusiformes afin d’en mesurer la vitesse d’ascension, sous la coupole du Val-de-Grace le 1er avril 1878.

La résistance à l’avancement est testée sur de petits modèles immergés remorqués par un canot électrique conçu par Krebs, dans l’étang de Meudon. L’approche générale de cette question est résumée dans la communication à l’Académie des Sciences du 18 août 1884 :

« L’évaluation du travail nécessaire pour imprimer à l’aérostat une vitesse donnée a été faite de deux manières :

1° En partant des données posées par M. Dupuy de Lôme et sensiblement vérifiées dans son expérience de février 1872 ;

2° En appliquant la formule admise dans la marine pour passer d’un navire connu à un autre de formes très peu différentes et en admettant que, dans le cas du ballon, les travaux sont dans le rapport des densités des deux fluides.

Les quantités indiquées en suivant ces deux méthodes concordent à peu près et ont conduit à admettre, pour obtenir une vitesse par seconde de 8m à 9m, un travail de traction utile de 5 chevaux de 75 kgm, ou, en tenant compte des rendements de l’hélice et de la machine, un travail électrique sensiblement double, mesuré aux bornes de la machine.

La machine motrice a été construite de manière à pouvoir développer sur l’arbre 8,5 chevaux, représentant, pour le courant aux bornes d’entrée, 12 chevaux.

Elle transmet son mouvement à l’arbre de l’hélice par l’intermédiaire d’un pignon engrenant avec une grande roue. »

Le vaste hangar de Chalais-Meudon a grandement facilité la construction du dirigeable. Ce bâtiment est encore en place, en cours de restauration. A son abri toutes les démarches, études et simulations ont pris corps dans la matière. Krebs s’est penché sur tous les détails de fabrication, jusqu’à inventer un petit appareil à découper les fuseaux de toile du ballon.

Le hangar de Chalais - Meudon

Après quelques essais au point fixe les jours précédents, La France largue les amarres pour le grand envol un bel après-midi d’été. L’hélice tourne, Renard et Krebs, seuls à bord, perçoivent la brise de leur propre vitesse, sensation inconnue sur les ballons libres puisque ceux-ci sont immobiles dans la masse d’air qui les entoure.

Du ‘‘Petit Moniteur Universel’’ daté du lundi 11 août 1884 : « Hier (sic) samedi, 9 août, un aérostat qui avait la forme d’un cigare très allongé, muni d’une hélice et d’un gouvernail, et mis en mouvement par un moteur mystérieux d’une puissance étonnante eu égard à sa légèreté, s’est élevé majestueusement des ateliers d’aérostation de Meudon.

Les aéronautes laissèrent d’abord le ballon monter à une hauteur un peu supérieure à celle du plateau de Chatillon. A ce moment ils mirent en mouvement leur hélice, et l’on vit alors un merveilleux spectacle.

L’aérostat s’ébranla lentement d’abord, accéléra peu à peu son allure, et on le vit se diriger vers l’est avec la vitesse d’un cheval au galop. Bientôt, il sortit de l’enceinte du parc de Chalais et s’engagea au dessus de la forêt de Meudon.

Au bout de quelques moments, on vit le gouvernail se mouvoir et le ballon évoluer avec la précision d’un steamer ; l’aérostat atteignit bientôt le Petit-Bicêtre et Villacoublay. Il effectua en ce moment un virage complet et revint sur ses pas en décrivant une courbe majestueuse.

Enfin, après vingt cinq minutes de voyage, il atteignit exactement son point de départ et descendit après une série de manœuvres habiles dans la pelouse même d’où il s’était élevé. »

Tous les journaux relatent l’événement, certains publiant en première page l’image du dirigeable au dessus de son hangar : L’Illustration, L’Univers Illustré, Le Matin, Le Figaro, etc. Quelques articles manifestent le désir d’une confirmation, ainsi Le Gaulois : « Voilà un grand résultat. Il convient toutefois d’attendre la répétition de cette belle expérience avant de conclure… »

La « répétition » se produit 7 fois, le dernier parcours ayant lieu le 23 septembre 1885 ; Krebs participe aux ultimes essais, bien que déjà titulaire de sa nouvelle affectation aux pompiers de Paris. L’aisance avec laquelle on passe d’un coté à l’autre des frontières de la capitale contraste avec les traversées difficiles des ballons montés lors du siège de 1870.

La presse n’est pas très bien informée car l’Armée ne désire pas divulguer les capacités du nouvel engin. On lit dans ‘‘Le Petit Journal’’ la relation d’un de ces vols : « L’ascension devait s’opérer à trois heures. L’arrivée inattendue du général Campenon à Chalais l’a quelque peu retardée, et c’est à quatre heures dix minutes seulement que les expérimentateurs prenaient place dans la nacelle.

A quatre heures quarante cinq minutes, l’aérostat, qui mesure cinquante mètres de long et neuf de large, apparaissait en ligne directe aux yeux de quelques fonctionnaires placés sur la terrasse du ministère de la marine et des employés dudit ministère, groupés devant la place de la Concorde, à peu de distance de la statue de Strasbourg. Pas d’autres curieux.

 

Circuit dirigeable423

Parcours du 8-11-84 à midi.

Revue la nature du 15-11-84.

La forme du ballon s’accusait suffisamment et on distinguait le filet qui porte la nacelle et le propulseur. Mais, au lieu de s’avancer encore et de venir reconnaître le rond-point des Champs-Elysées, où MM. Renard et Krebs avaient l’intention de planer à cinquante mètres pendant un quart d’heure pour virer de bord ensuite, le ballon, qui s’était élevé à cent mètres tout au plus, s’arrêtait dans sa marche assez rapide, malgré la faiblesse de la brise, à deux mille cinq cents mètres environ du but fixé.

On le vit descendre tout à coup et s’éloigner comme s’il disparaissait derrière le dôme des Invalides, et l’on crût qu’il bifurquait vers le terrain de Longchamps pour revenir par lignes brisées place de la Concorde ; mais on apprit bientôt que l’itinéraire des deux inventeurs avait été modifié, sur le désir du ministre de la guerre qui tenait à ce que cette expérience échappât à la curiosité publique. »

Cette question de la confidentialité d’une invention si conséquente entraîne des polémiques. « L’armée française a-t-elle -écrit ‘‘Paris’’- le droit de divulguer un secret qui lui appartient ? Nous ne le pensons pas…La France d’abord. » ‘‘Le Matin’’ est d’un avis différend : « Une découverte de cette importance, appelée à révolutionner l’art de la locomotion, révolution dont les conséquences sociales et internationales sont incalculables, ne saurait d’ailleurs, de notre temps, rester longtemps cachée. »

L’année 1885 est celle du décès de Dupuy de Lôme ; le grand créateur de navires avait dit : le jour où l’on aura réglé la question du ballon dirigeable, le problème du submersible sera en voie de solution. La Marine ne tarde pas à faire appel à Krebs et lui demande de collaborer au projet d’un sous-marin efficace. Il sera chargé de la propulsion et de nombreuses autres choses. Le moteur électrique système Krebs de plus de 50 CV prendra place à l’arrière de l’engin, ajusté à l’intérieur de la coque ; totale innovation.

Et voilà notre Arthur plongeant à bord du Gymnote en rade de Toulon le 17 novembre 1888 comme il avait volé au dessus de Paris à peine plus de quatre ans auparavant.

Plus tard Krebs se lance dans l’automobile et réalise sa propre voiture à une époque où personne n’en a. Directeur des usines Panhard, il invente une bonne partie de ce qui fait que nous roulons aisément, par exemple le volant de direction.

Du fait de la complexité technique qui a entraîné la spécialisation, aucun ingénieur ne pourrait aujourd’hui participer, au plus haut niveau, à des inventions aussi variées. En quelque sorte Arthur Krebs a été comme une réplique de Jules Verne : ce que l’un a imaginé, l’autre l’a fait. L’ingénieur est d’ailleurs cité dans un des romans de l’écrivain, « Robur le Conquérant ».

En 1916 Krebs prend sa retraite et s’installe pour de bon à Quimperlé où sa vie se termine le 22 mars 1935.