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LES OUVRIERS DE L'ARSENAL AU XIXe SIECLE

 

A Lorient, le concept d'Arsenal eut du mal à se dégager de l'image englobante du port.

L'accession de Lorient au rang de ville-arsenal maritime n'était pas programmée comme on le pense trop souvent. L'Etat héritier des installations de la Compagnie des Indes en 1770 a déterminé la reconversion de Lorient. Quand, au terme des guerres napoléoniennes, il est évident que désormais le grand commerce appartient à un passé révolu, la Marine hésite sur le sort de l'arsenal. Mais on ne fait pas de friches industrielles en ce début du XIXè siècle. Confrontée à la révolution technologique de la flotte de guerre, du bois et de la voile au fer et à la vapeur, la Marine n'a d'autre issue que de faire de Lorient un arsenal de pointe capable de relever les nouveaux défis du siècle. Lorient devient un arsenal de constructions neuves mais son port militaire ne pourra jamais prétendre devenir un grand port d'armement.

Une ville arsenal, c'est nécessairement une ville ouvrière mais avec des cadres techniques civils ou militaires et une bureaucratie de plumitifs de plus en plus nombreuse, mais sans patronat. C'est la ville la plus peuplée de son département, le premier pôle d'attraction, le premier centre industriel mais pas la capitale administrative.

 

Le poids humain et économique de la Marine

 

    L'arsenal passe de 1500 à 4000 ouvriers environ de 1830 à 1870. La très grande majorité appartient à la direction des constructions navales.

    Jusqu'aux années 1860-1880, 75 % des effectifs sont domiciliés à Lorient. Au-delà, on observe un rééquilibrage entre Lorient et les communes périphériques.

    La masse salariale versée annuellement par l'arsenal et le port oscille entre 1,5 et 3 millions de francs.

 

 

Les ouvriers : origines

 

    Institutionnellement c'est le système des classes puis de l'inscription maritime qui garantit à la Marine l'existence d'une main d'oeuvre nombreuse et qualifiée. Mais le véritable réservoir est directement issu de cette colonie ouvrière qui s'est constituée progressivement à Lorient depuis le XVIIè siècle. Par sa descendance, elle assure son propre renouvellement.

    Mais l'inadéquation entre la nomenclature des professions inscrites relevant toutes de la construction des navires à voiles et l'évolution technologique de la construction navale vers la vapeur et la métallurgie devient plus évidente. A la fin des années 1850 la situation devient préoccupante car l'arsenal est confronté à une véritable hémorragie de sa propre main d'oeuvre. Il est difficile de retenir les ouvriers qualifiés des ateliers à métaux et des machines, mais non inscrits.

    La colonie ouvrière continue d'être renouvelée par apports extérieurs. Lorient reste le premier pôle d'attraction de Bretagne-Sud. 80 % des nouveaux ouvriers du XIXè siècle sont originaires du quadrilatère Rosporden-Carhaix-Loudéac-Auray. Le bassin d'emplois reste circonscrit au Morbihan-Ouest et à ses marges finistériennes. C'est aussi un recrutement de proximité. 40 % proviennent des communes situées dans un rayon de 20 km.

    Aussi paradoxal que cela puisse paraître, mais en réalité ce n'est pas une surprise, les nouveaux ouvriers sont à 80 % des ruraux, la composante maritime est faible. 77 % sont des fils d'agriculteurs ou d'ouvriers et de journaliers. Seul un tiers est issu de famille où la tradition artisanale est bien ancrée.

    L'entrée à l'arsenal revêt donc une double signification. Pour certains il s'agit d'une rupture complète avec la campagne et le métier de la terre. Pour d'autres, devenir ouvrier à l'arsenal signifie simplement s'installer en ville et travailler dans une entreprise qui certes paie modestement mais offre des avantages non négligeables, l'assurance maladie et surtout la retraite. La promotion sociale se lit dans l'immatriculation sur les registres des ateliers.

 

Un groupe hétérogène

 

    Il serait erroné de considérer que l'effectif ouvrier forme un groupe homogène. Au sommet de la hiérarchie, se dégage une double aristocratie ; celle des maîtres-entretenus, qui constitue une catégorie à part, celle des contremaîtres beaucoup plus proche des ouvriers. A l'opposé les journaliers forment un véritable prolétariat. Le rapport salarial entre la base et le sommet, maîtres-entretenus exclus, est de 1 à 3.

 

Politique salariale

 

    Dans ces conditions, les avancements sont déterminants. Les salaires versés par la Marine ont toujours eu la réputation d'être inférieurs à ceux du secteur privé. Mais cette faiblesse des rémunérations est compensée par les prestations sociales et la retraite. Les deux augmentations de solde de 1839 et 1846 ne constituent qu'un rattrapage visant à assurer une sorte de minimum vital aux ouvriers.

    La politique salariale évolue alors par l'instauration de primes et de suppléments. Certains suppléments sont octroyés pour compenser l'inflation des prix alimentaires consécutive aux mauvaises récoltes de céréales. Par contre le système des primes répond à des préoccupations productivistes.

 

Durée du travail

 

    La durée du travail est de 306 à 308 jours de travail, ce qui signifie que le travail dominical est prohibé. La durée moyenne journalière est légèrement inférieure à 10 heures, mais ce chiffre cache en réalité des durées variables selon les saisons.

   Le règlement intérieur de l'établissement laisse transparaître trois préoccupations de la part des autorités de l'arsenal : la lutte contre le vol et les incendies volontaires, la prévention et la répression de l'alcoolisme, la chasse aux retardataires et aux absents.

 

La politique de l'emploi

 

   Les élus comme la population sont très attentifs aux plans de charge de l'arsenal. Tout élu se doit d'intervenir pour indiquer au Ministère que les considérations sociales ne doivent pas être oubliées. Toute réduction d'effectifs par dégraissage massif constitue une catastrophe dans la mesure où aucune solution industrielle de rechange n'existe. Il n'empêche que les fluctuations sont assez impressionnantes. On peut opposer des phases cataclysmiques, comme en 1849-51, ou plus de 1000 ouvriers sont licenciés en deux ans et des phases euphoriques comme en 1859 ou la D.C.N. embauche 1500 ouvriers en une seule année. Mais la volonté de préserver le noyau portuaire local est une constante qui démontre le contrat implicite entre la Marine et la population ouvrière des ports.

 

 

Les quartiers ouvriers

  La population ouvrière est présente sur l'ensemble de l'espace urbain, mais dans les quartiers de l'extra-muros la dominante ouvrière est plus affirmée.

   Dans la ville proprement dite, la localisation n'est pas uniforme. Les familles ouvrières habitent sur les deux grandes pénétrantes qui mènent à la grande porte de l'arsenal, au sud dans la rue du Port et la rue du Finistère, au nord dans les rues de l'Hôpital et du Morbihan. Leur présence est évidente dans les rues qui bordent l'arsenal. Qu'ils soient absents le long des quais et place Saint-Louis ne constitue pas une surprise.

     La banlieue est un espace original associant des quartiers urbains comme Kerentrech et un espace semi-rural de villages. La spécificité ouvrière de l'extra-muros est évidente. Quels sont les indices révélateurs ? Une population plus jeune et des familles nombreuses, une faible scolarisation, un fort pourcentage de journaliers, un taux de mortalité plus accusé, un niveau de vie plus faible, un électorat "ultra-démocrate". Ce quartier, à forte identité et à mauvaise réputation, a été tenté à plusieurs reprises par la sécession au XIXè siècle.

 

Le vote ouvrier

 

    Le rétablissement du suffrage universel au printemps 1848 provoque un séisme dans le paysage politique local dominé par les notables jusqu'alors à l'abri derrière le suffrage censitaire. Les ouvriers de l'arsenal qui représentent de 50 à 70 % des inscrits menacent par leur vote l'équilibre politique lorientais. Pour limiter son impact, le règlement électoral est modifié. La ville est divisée en cinq sections qui élisent un nombre déterminé de conseillers municipaux. Il suffit d'isoler dans une seule circonscription tout le personnel du port et de l'arsenal pour réduire à néant le vote ouvrier.

 

Gérard Le Bouëdec
Maître de Conférences d'Histoire Moderne
Université de Rennes II
Responsable du Département "Histoire" de Lorient
Conférence S.A.H.P.L. du 9 avril 1994