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LE MENHIR DU TALUT À PLŒMEUR (56)

Louis Goulpeau

Membre de la SAHPL

            Aux quatre coins de la Bretagne, le promeneur curieux rencontre parfois quelque pierre dressée (menhir ou stèle) détournée de sa fonction initiale par une christianisation intempestive due, soit au zèle de quelque communauté villageoise entraînée par son curé ou par un quelconque missionnaire un peu excessif, soit après déplacement du monument, à quelque réemploi au Haut-Moyen-âge pour marquer une limite ou l’emplacement de la sépulture d’un notable. La manière la plus courante consistait alors à ajouter une petite croix scellée au sommet comme cela a été fait sur un beau menhir situé à Hœdic dans la lande faisant face aux Cardinaux ou sur une stèle protohistorique à Plounevez-Lochrist ("Croas-Teo", figure 1-a). Mais, la manière de dénaturer ledit monument a pu prendre d’autres aspects très variés : gravure en creux ou en faux relief d’une croix sur l’un de ses flancs, retaille du sommet du menhir pour lui donner la forme d’une croix en tronquant par là-même sa silhouette initiale, gravure d’un décor plus ou moins sophistiqué (avec symboles, croix, inscriptions, etc.). C’est sans conteste le menhir de Saint-Uzec à Penvern en Pleumeur-Bodou (figure 1-b) qui concentre en un seul monument le plus d’outrages : ajout d’une croix scellée au sommet, gravure d’un Christ en croix et d’un décor complexe sur une des faces. Même si dans ce cas précis, l’œuvre nouvelle ainsi créée peut être attrayante, avoir satisfait ses initiateurs et valoir au nouveau monument une réputation justifiée qui attire les curieux, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit intrinsèquement parlant d’une atteinte au patrimoine archéologique de notre région.

 

 

 

              

     Figure 1-a                                                                       Figure 1-b

             "Croas-Teo" à Plounevez-Lochrist                  Menhir de Penvern en Pleumeur-Bodou

            Dans ce même ordre d’idée consistant à affirmer une conviction ou à afficher une foi que l’on souhaite imposer à tous, la commune de Plœmeur a le triste et rare privilège, probablement unique en Bretagne, d’avoir sur son territoire un menhir détourné de sa vocation initiale non pas par une "christianisation" mais par une "nazification". En effet, un des flancs de celui-ci a été gravé d’une large croix gammée par la soldatesque teutonne qui a squatté pendant quelques années le fort du Talut situé sur la pointe du même nom en Plœmeur. Les efforts déployés par la suite pour faire disparaître ce sacrilège ont été vains et ladite croix gammée (ou svastika) demeure parfaitement visible et identifiable aujourd’hui.

            Esquissons un bref rappel historique sur ce site de la pointe du Talut et sur les aménagements militaires qu’on peut y rencontrer aujourd’hui. En premier lieu, il faut remarquer que sur les documents et dans les textes anciens, la graphie du nom désignant le lieu est variable ; on rencontre Talut (comme aujourd’hui) mais aussi Tallut, Talud, Tallud ou Talus.

            Avant 1744, la lande est déserte et c’est à cette date (1744-1745) qu’une batterie de 8 canons avec corps de garde est construite près de Port-Discot à la pointe du Talut, en même temps qu’est renforcé le fort de Locqueltas à 12 canons et que des batteries à 4 canons sont mises en place à Kerpape et à Lomener mais sans infrastructures. Rappelons que ces constructions sont réalisées juste avant les débarquements anglais à Houat et à Quiberon suivis de celui au Pouldu en Guidel (septembre 1746), ce dernier mettant Lorient en grand danger. Pour sa part, le fort de Keragan (le Fort-Bloqué actuel) ne sera achevé qu’en 1749 donc après ces débarquements.

Figure 2 – Carte particulière de la rade du Port-Louis (1758).

Fortifications avec les lignes de feu de chacune des pièces d’artillerie.

            Cette première batterie du Talut, désignée aujourd’hui localement par l’expression du "Vieux-Fort", était située sur l’avancée rocheuse qui précède immédiatement à l’ouest la plage de Port-Discot (dite aussi "plage du Petit-Perello"). Vu de l’extérieur, il en reste très peu de chose à ce jour.

            Un plan général de la rade du Port-Louis datant de 1758 (figure 2), où les lignes de feu des pièces d’artillerie sont localisées, permet de situer entre autres le fort de Locqueltas et la batterie de Port-Discot. A cette date, l’actuel fort du Talut n’existe pas et le menhir est isolé seul sur la lande ainsi qu’en témoigne en 1819 (donc un peu plus tard) une planche extraite du "Pilote français" (figure 3) lequel signale une "pierre druidique" comme amer. Sur cette planche, apparaissent plus à l’ouest un sémaphore et une petite bâtisse non identifiée.

Figure 3 – Planche extraite du "Pilote français" de 1819.

Le menhir apparaît isolé sur la côte

 

            Encore un peu plus tard en 1847, dans son ouvrage "Le Morbihan, son histoire et ses monuments", Cayot-Délandre dans son recensement des "monuments druidiques" de la commune de Plœmeur signale : «… Auprès du corps-de-garde du fort dit le Tallut, deux menhirs de 4 mètres de longueur, dont un est renversé». Notons que c’est la seule indication de l’existence d’un second menhir (couché celui-là) et que depuis, celui-ci a totalement disparu du paysage.

Figure 4 – Projet de modification du Fort-Discot (1847)

            Cette même année (1847), un projet de fortifications fut élaboré dans le cadre des travaux d’amélioration de la défense des côtes. Ce projet prenait appui sur la batterie de Port-Discot et des plans en furent dressés (figure 4). On constate que l’actuel fort du Talut n’existe toujours pas mais on retrouve, à gauche sur ce plan, la petite bâtisse non identifiée signalée précédemment.

            Ce n’est finalement qu’entre 1876 et 1880 que le fort du Talut sera construit par le Génie maritime de Lorient dans la forme que nous lui connaissons actuellement et que la batterie de Port-Discot cessera d’être opérationnelle.

            L’aspect extérieur de l’enceinte du fort avec le menhir dressé en avant du redent sud est parfaitement illustré par la vue représentée sur une carte postale éditée en 1903 dans la série "Collection H.L.M." sous le numéro 1343 – (Le fort du Talud, près Lorient) (figure 5).

Figure 5 : Carte postale n°1343 de "Collection H.L.M."

«Le fort du Talud, près Lorient»

 

            Sur cette carte postale, on aperçoit deux des 5 pièces qui constituaient la batterie du fort du Talut. Ces pièces d’artillerie de marine sont des canons de 240 mm Guerre, modèle 1876 montés sur affûts GPC. Elles seront démontées au début de 1941 par les Allemands et envoyées à la fonderie. Elles seront alors remplacées par 4 canons de marine allemands installés en arc de cercle sur des plates-formes bétonnées sous abri et positionnées en avant du fort. Ces canons de calibre 17 cm SKL 40 (modèle 1902) provenaient du désarmement en 1935 de croiseurs de ligne et avaient été fabriqués par la firme Kupp AG Essen. Chacun d’eux (longueur = 4,991 m, calibre exact = 172,6 mm) pouvait expédier jusqu’à 27 km un obus d’environ 62 kg.

            Par la suite, une forte levée de terre reliera les abris, constituant ainsi une seconde enceinte terroyée en avant du mur du fort. C’est dans l’intervalle situé entre ces deux enceintes, intervalle occupé aujourd’hui par le camping de l’IGESA, que le menhir, déplacé durant la Seconde Guerre mondiale est remis en place après celle-ci.

            Une photographie (figure 6) prise par l’armée allemande durant la guerre et publiée en 2001 dans le dossier n°1 de la série "Histoire et Fortifications" : «La batterie du Talut» sous la plume d’Alain Chazette, montre le menhir en avant du mur du fort alors que la levée de terre reliant les pièces d’artillerie et constituant la seconde enceinte n’était pas encore réalisée. L’abri de tôle sous filet de camouflage situé dans le creux du redent sud est l’abri dénommé "Saardland" qui était destiné au logement des servants de la pièce n°1. Trois autres abris collés contre la muraille en d’autres points servaient aux servants des 3 autres pièces.

Figure 6 – Vue du menhir en avant de l’abri Saardland

d’après «La batterie du Talut» par A. Chazette (Histoire et fortifications).

 

  

Figure 7 – Vue aérienne récente permettant de situer le menhir en avant du mur du fort.

            Le soldat qui monte la garde en avant du menhir permet d’avoir une échelle. L’estimation faite par Cayot-Délandre d’une hauteur de 4 mètres pour celui-ci s’en trouve confortée (plus de deux fois la taille du soldat). Sur son flanc et faisant face à l’objectif, la croix gammée sculptée en creux obliquement est bien visible à hauteur de la tête du soldat. Son centre se trouvait donc situé alors à environ 1,50 mètre du sol.

            Une vue plus récente (~1990) de l’ensemble du fort (figure 7), prise d’avion, permet de mieux situer aujourd’hui le menhir en avant du redent sud. Sur ce cliché, celui-ci est parfaitement visible dans l’angle en bas à gauche entre la muraille et une route de desserte et en avant de la pointe de ce redent sud. Aujourd’hui, l’aspect du secteur a toutefois été quelque peu modifié. Pour assurer dans le complexe touristique de l’IGESA au fort du Talut une meilleure séparation entre les différents emplacements individuels où seront positionnées caravanes ou tentes, des aménagements paysagers faits de haies arbustives ont été mis en place. L’espace s’en trouve cloisonné et non ouvert comme sur la figure 7 et le menhir est maintenant enclavé entre deux parcelles sans vue bien dégagée (figure 8).

Figure 8 – Vue du menhir enclavé dans les aménagements paysagers.

Cliché pris depuis le haut de l’enceinte du fort du Talut.

            Mais un problème se pose car certaines rumeurs prétendent que le menhir, abattu à la Libération (certains disent même plastiqué), a été déplacé, lors de sa remise en place. La comparaison des différents clichés disponibles (figures 5, 6 et 7) semble indiquer que le déplacement a été minime. Mais si plastiquage il y a eu, une destruction importante de la base a pu se produire entraînant en conséquence une perte de hauteur lors de la remise en place.

            Pour en avoir le cœur net, une équipe de 4 membres de la SAHPL s’est rendue sur les lieux et a pu inspecter le mégalithe avec l’autorisation des responsables régionaux et locaux de l’IGESA que nous tenons à remercier ici. Une série de clichés photographiques a pu ainsi être prise par Yves Cocoual afin d’étayer les constatations suivantes qui ont été faites :

  

1.             La pierre dressée possède globalement une section oblongue avec un plan d’aplatissement général approximativement orienté selon une direction est-ouest.

2.             La hauteur hors sol actuelle du menhir n’est plus que de 3,20 mètres ainsi qu’en témoigne sur la figure 9 la mire télescopique graduée dressée contre sa face sud. Par rapport aux données publiées par Cayot-Délandre, il y a donc eu une perte de hauteur d’environ 80 centimètres. On notera également le groupe de lettres GUN gravées à la base de cette même face sud. La signification de ces lettres n’a pu être déterminée mais leur présence au ras du sol incite à y voir une marque intentionnelle laissée par les responsables de la remise en place du menhir pour marquer leur intervention.

3.             Sur la face nord du menhir, un large éclat de la roche a été éliminé au burin pour tenter de faire disparaître la croix gammée. Mais le pourtour de l’emplacement de celle-ci (surtout dans sa partie supérieure) n’en demeure pas moins bien visible ainsi qu’en témoignent les photos de la figure 10 avec esquisse à la craie d’une reconstitution de la dite croix gammée par extrapolation à partir de ce bord supérieur. L’intérêt principal est de faire apparaître que le centre de la croix se trouve maintenant à environ 60 centimètres du sol et qu’on retrouve bien de façon fort cohérente une perte de hauteur de l’ordre de 90 centimètres.

4.             Reste l’hypothèse d’un rehaussement général du niveau du sol par remblaiement de terres sur tout le secteur. La hauteur du mur du fort lui-même, avec ses embrasures parfaitement visibles sur la carte postale de la figure 5 et la comparaison avec la hauteur hors-sol de ce même mur aujourd’hui montrent qu’il n’en est rien (à quelques centimètres près bien évidemment).

         

                 Inscription gravée à la base du menhir 

Figure 9 – Face sud du menhir du Talut. 

La mire télescopique permet l’estimation de sa hauteur. 

            Finalement, le menhir semble être aujourd’hui, à peu de chose près, à sa place d’origine, mais ayant été endommagé à la fin de la dernière guerre mondiale lors de sa mise à bas, il a perdu près d’un mètre de sa hauteur initiale. C’est donc une fois encore un monument malheureusement atrophié qui peut être observé à ce jour à la pointe du Talut.

Figure 10 – Vue de la face nord du menhir du Talut.

Les traces de la croix gammée ont été complétées à la craie par extrapolation.

 

Crédit photographique 

 

Figure 1-a :      Extrait de "Les premiers Bretons – la Bretagne du Ve siècle à l’an Mil" – p.30 par P.R. Giot, G. Bernier, L. Fleuriot, Editions JOS- Chateaulin, 1982. 

Figure 1-b :      Carte postale - n°64 – Pleumeur-Bodou (C-du-N), Menhir de Penvern. Lévy et Neurdein Réunis, 44 rue Letellier, Paris, Imp. 

Figure 2 :         "Carte particulière de la rade de Port-Louis" dressée par du Revest. D’après "Histoire du Pays de Plœmeur" par P. Huchet, Y. Lukas, M. Moy. p. 45, Editions Palantines, Quimper, 2000.

Figure 3 :         Planche extraite du "Pilote français" 1819,  cité p.10 dans "Histoire du Pays de Plœmeur" Editions Palantines, Quimper.  

Figure 4 :         Projet de fortifications pour la défense des côtes, cité p.63 dans "Histoire du Pays de Plœmeur" Editions Palantines, Quimper.

Figure 5 :         Carte postale n°1343 – Le fort du Talud, près Lorient. Collection H.L.M. 

Figure 6 :         Photo extraite de "La Batterie du Talut" par A. Chazette, p. 11. Dossier n°1 de "Histoire et Fortifications", mars 2001. 

Figure 7 :         Photo extraite de "La Batterie du Talut" par A. Chazette, p. 3. Dossier n°1 de "Histoire et Fortifications", mars 2001. 

Figure 8 :         Cliché SAHPL. pris par Y. Cocoual, le 19/04/2010 depuis l’enceinte du fort. 

Figure 9 :         Cliché SAHPL. pris par Y. Cocoual, le 19/04/2010. 

Figure 10 :       Clichés SAHPL. pris par Y. Cocoual, le 19/04/2010.