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Quimerc’h - Bannalec

 

CHARLES-BONAVENTURE-MARIE du BREIL

MARQUIS de RAYS

et

L'affaire de Port-Breton

Colonie libre de la Nouvelle-France

 

Yves Cocoual

 

La réédition d’un ouvrage consacré à l’affaire de Port-Breton[1] a relancé l’intérêt que l’on pouvait porter à ce personnage du marquis de Rays[2], dernier héritier du château de Quimerc’h reconstruit en 1828,  à Bannalec, et son projet malheureux de création d’une colonie libre en Océanie en 1879. A la fin du XIXe et au début du XXe, une abondante littérature relate les épisodes tragiques de l’aventure, et les procès qui ont clos le dernier ont largement occupé les colonnes des journaux à l’époque. Journaux dont les opinions tranchées en faveur des accusés ou soutenant l’accusation reflètent assez bien la situation politique du moment et l’état d’une opinion partagée entre conservateurs cléricaux et progressistes laïques, entre royalistes légitimistes et républicains. Car c’est bien ce qui est en toile de fond dans cette histoire et est peut-être à l’origine des déboires du marquis qui finit accusé puis condamné pour escroquerie, l’accusation d’homicides ayant été abandonnée. C’est aussi là un autre problème car les auteurs comme les journalistes restent rarement neutres et leurs récits portent assez nettement la marque de leur soutien ou de leur réprobation, le marquis étant présenté par les uns comme un idéaliste « animé d’un pur amour pour la France, sa patrie bien-aimée, [qui] cherche à faciliter à ses compatriotes la liberté d’expansion et de foi [3]» quand d’autres ne voient en lui qu’un escroc dont l’unique intérêt était l’argent et qui a abusé des gens naïfs ou trop crédules.

Les Anglais[4] (et les Hollandais ?) présents dans les parages océaniens ont parfois été mêlés aux tragiques mésaventures des colons qu’ils ont secourus et les récits qu’ils en ont fait portent souvent une condamnation sans appel du marquis et de son œuvre. Mais, intéressés qu’ils étaient par les mêmes territoires « inoccupés » à l’époque, il ne serait pas étonnant qu’ils aient un peu forcé le trait pour ne pas encourager les futures tentatives françaises de colonisation de ces contrées. George Brown écrit, page 366, qu’en ce qui concerne la colonie, il est « presque certain qu’ils ne réussiront jamais à en installer une comme celle que le Marquis de Rays désirait à l’endroit qu’ils avaient choisi ici ; et tant qu’il ne sera pas exercé un meilleur jugement pour la sélection des colons, ils ne réussiront jamais nulle part. Les hommes sont de tous les pays et n’ont aucun lien commun entre eux, et depuis le début ils semblent n’avoir eu que peu d’intérêt pour l’affaire. Ils ont été bons et bien élevés ici, et nous ont toujours montré le plus grand respect ; mais il n’y a aucun esprit de corps[5] entre eux et c’est avec la plus grande difficulté que nous avons obtenu qu’ils accordent l’attention  nécessaire aux malades ou à ceux qui mouraient parmi eux.»

Pour tenter d’avoir un point de vue un peu objectif, il nous faudrait le concours de journalistes venus d’un pays d’une bienveillante neutralité politique, dont la puissance maritime et le climat ne sauraient être responsables d’une grande volonté colonisatrice. Un pays comme la Suisse par exemple.

Eh bien justement, dans le Jura helvétique, nous avons ce qu’il nous faut : « L’Impartial, Résumé des nouvelles et feuille d’annonces, paraissant à La Chaux-de-Fonds, tous les jours excepté le lundi », qui, les 13 et 14 juin 1883 rend compte du procès qui s’est ouvert le 12 devant la 8e chambre correctionnelle de la Seine, et résume en quelques colonnes précises toute cette incroyable aventure de la Colonie libre de Port-Breton, et dont voici la copie[6] :

 

Impartial Le titre.jpg

 «  MERCREDI 13 JUIN 1883

 L’affaire de Port-Breton

Bon nombre de nos lecteurs n'ont certainement pas oublié cette fameuse affaire française, connue sous la dénomination d'« affaire de Port-Breton», et dirigée par un certain marquis de Rays. C'était hier, mardi, que devant la 8e chambre correctionnelle de la Seine, les débats de cette grosse affaire d'escroquerie commençaient.

L'instruction de ce procès, qui a sûrement sa place marquée d'avance parmi les causes célèbres, quel qu'en doive être le résultat, durait depuis plus d'un an ; elle a abouti au renvoi en police correctionnelle de douze inculpés, au premier rang desquels figure Charles-Bonaventure du Breil, marquis de Rays, extradé d'Espagne, sur la demande du gouvernement français.

Rappelons, le plus brièvement possible, l'œuvre de ce grand aventurier.

 L'œuvre du marquis de Rays.

 Charles-Bonaventure du Breil, marquis de Rays, est un homme de cinquante ans. Son existence a été assez mouvementée. Descendant d'une ancienne et noble famille du Finistère, à 20 ans il avait déjà fait un voyage en Amérique, où il était allé vainement chercher fortune ; en 1864, on le trouve au Sénégal, à la tête d'un important commerce d'huile d’arachide, qui ne lui a pas réussi. De ces excursions lointaines il n'avait rapporté qu'un goût prononcé pour les aventures; elles avaient contribué à compromettre sa fortune personnelle. C'est ainsi qu'en 1877 il ne lui restait plus que sa part dans la terre patrimoniale de Quimerc’h, évaluée environ 200.000 francs, et à laquelle, aux termes d'un arrangement de famille, il ne pouvait toucher qu'à la mort de sa mère. Dans celte situation, le gentilhomme breton résolut de refaire sa fortune aux dépens des naïfs, et le moyen qu'il employait cadrait, d'ailleurs, merveilleusement avec son esprit aventureux.

En effet, en juillet 1877, on pouvait lire dans divers journaux parisiens une grande annonce donnant tous les détails de cette célèbre colonie libre de Port-Breton (Océanie), dans l'archipel de la Nouvelle-Bretagne, à proximité de la Nouvelle-Calédonie, sous la direction du marquis de Rays, consul de Bolivie en France, et qui avait pour objet de procurer des terres excellentes dans de bonnes conditions de fermage à tous souscripteurs européens désireux de se créer, sans aucun dérangement, une propriété foncière aux colonies, en dehors de tous troubles et risques politiques...  

Carte de la Nlle France - Colonie libre de Port-Breton 1879 Baudoin p 89.jpg

 Carte de La Nouvelle France - Colonie libre de Port-Breton (Baudoin)

«Voici la manière dont nous voulons opérer, disait le marquis : Nous émettrons des bons de terrains à 5 francs l'hectare. Ces terrains deviendront immédiatement la propriété des souscripteurs et jouiront, pendant dix ans, de toute exemption d'impôts; ils seront déterminés par le cadastre... Ils seront négociables comme toute autre valeur et jouiront d'une plus-value progressive et proportionnelle au développement de la colonisation même. Tout porteur de bons de terrains sera libre de vendre, suivant le code de transmission fixé par le conseil colonial, et d'administrer et de gérer sa propriété foncière soit directement, soit par tout intermédiaire qui pourra lui convenir, aux conditions qu'il fixera lui-même.»

Dans une conférence faite à Marseille au mois d'avril 1879, de Rays précisait le caractère de son entreprise et disait entre autres :

« La pensée de notre colonie libre est née du sentiment religieux et patriotique. »

Puis, recherchant les moyens de créer le capital nécessaire pour l'organisation de la colonie, il ajoutait (et ces phrases, il faut les noter, car il veut en faire résulter la preuve qu'aucune escroquerie ne peut lui être reprochée) :

«Agissant absolument en dehors de toute organisation industrielle et commerciale, nous devons considérer et nous considérons, en effet, comme le produit de souscriptions volontaires les fonds qui nous sont remis dans ces conditions spéciales, quoique l'exécution de l'entreprise elle-même doive entraîner dans notre pensée la réalisation d'une véritable fortune pour tous ses adhérents... C'est à ceux qui, comme nous, croient au succès de l'entreprise qu'il appartient d'accepter la valeur actuellement fictive que tous ensemble nous accordons volontairement aux bons de terrains émis. »

 

Titre d'hectare Baudoin p 39.jpg

Fac-similé d'un titre d'hectare  L'original est imprimé sur papier bleu clair et à l'encre bleue,

 il mesure 20 centimètres de large et 12 centimètres de haut (Baudoin)

 

Le conférencier insistait beaucoup sur le caractère religieux et social de l'entreprise.

Le programme était séduisant pour le public spécial auquel de Rays s'adressait, mais à la condition toutefois qu'on voulût bien ne pas se préoccuper de savoir comment celui-ci pouvait disposer des terrains qu'il offrait en vente et qu'il ne possédait pas.

 Les auxiliaires

 Les souscripteurs s'étaient, au début, montrés peu empressés. Peu à peu cependant ils se laissèrent allécher par la modicité du prix auquel l'hectare de terrain était mis en vente. Les demandes affluèrent.

De Rays créa plusieurs bureaux destinés à les recevoir : à Paris d'abord à Marseille ensuite, puis au Havre, à Anvers, à Bruxelles ; enfin il y avait à Jersey le bureau des archives.

Grâce à l'activité des directeurs de bureaux, les souscriptions abondaient. La première série, à 5 francs l'hectare, avait atteint un demi-million ; la seconde, ouverte le 21 mai 1879, à 10 francs l'hectare (de Rays voulait profiter de l'engouement du public), dura jusqu’au 25 décembre suivant, date à laquelle fut inaugurée une troisième série à 20 francs l'hectare.

Cette dernière était motivée par le départ du Chandernagor, qui portait à Port-Breton les premiers émigrants.

 

          Une quatrième série à 50 francs échoua à ce point que, pour abaisser le prix de la souscription sans éveiller la défiance, de Rays imagina de créer une nouvelle série de 25 francs, dite série des fondateurs, « pour donner satisfaction aux adhérents de l'œuvre sollicitant le privilège d'obtenir de nouvelles concessions de terrains ». L'ensemble des souscriptions cependant dénotait un succès. Le succès paraît dû surtout à l'habileté suprême avec laquelle le marquis exploitait le sentiment religieux de ses adhérents.

Quoi qu'il en soit, l'expertise a constaté que le total des recettes a été :

1° Au bureau de Paris, de 1 093 388 francs sous la direction de Marq, et de 4 798 000 francs sous la direction de Puydt, sur lesquels le marquis de Rays a touché environ 682 000 francs. Le surplus a été dépensé dans l'intérêt de l’œuvre, mais surtout en frais de propagande.

2° Au bureau de Marseille, de 4 612 492 francs, sommes sur lesquelles de Rays a touché 926 600 francs. L'emploi de 289 984 francs n'est pas justifié;

3° Au bureau du Havre, de 996 064 francs, dont 342 590 francs ont été remis à de Rays

4° Au bureau d'Anvers, de 78 065 francs, sur lesquels de Rays a prélevé 45 280 francs

Il n'a pas été possible de connaître les opérations au bureau de Bruxelles ; l'expertise signale seulement un envoi de 45 000 francs fait par ce bureau à celui de Marseille.

Soit, en tout, à peu près 9 millions de francs.

L'instruction a relevé de nombreux passages de circulaires et d'articles du journal la Nouvelle France, où « le caractère actuel et immédiat » de la propriété acquise à Port-Breton est affirmé de la façon la plus positive et la plus énergique.

Longtemps de Rays avait invoqué le droit d'occupation, bien qu'il ne pût pas être le premier occupant de l'île, habitée par des indigènes, et qu'en fait il ne l'occupât pas, mais le 29 septembre 1881, alors que depuis quatre ans déjà il faisait le commerce des terrains, il fit acheter au roi des Canaques Maragano, par l'intermédiaire du capitaine Rabardy, commandant du Génil, qui venait de transporter des émigrants à Port-Breton, une partie du territoire de la Nouvelle-Irlande et des îlots voisins, pour le prix de 62 livres sterling ou 1 550 francs. Un acte authentique fut même dressé, qui constate que le prix a été même payé au vendeur. La vérité, c'est que Maragano n'a pas louché un centime. On lui a tout simplement donné : deux paquets de tabac, quelques perles et un costume écarlate, ce dont, du reste, il se contenta parfaitement.

Celle île, par sa configuration, par sa nature géologique, par son climat, devait être rebelle à tout essai d'exploitation agricole. Mais de Rays se souciait fort peu de tout cela. Il menait joyeuse vie à Paris et à Barcelone et s'associait, entre temps, avec l'une de ses maîtresses, pour exploiter une eau et une poudre dentifrice de son invention.

 

Il n'en conduisit pas moins ses opérations avec une habileté consommée, et, pour faire croire à la prospérité naissante de la colonie, il faisait recruter de pauvres gens qu'on transportait là-bas sous le nom d'émigrants et provoquait la fondation de « Sociétés d'exploitation de la Nouvelle-France ».

 JEUDI 14 JUIN 1883

L'affaire de Port-Breton (Suite)

Les Sociétés d'exploitation

 Titeu de La Croix Baudoin p 81.jpg

Dans toutes les publications ayant trait à l'Œuvre, la fertilité, la richesse du sol de la Nouvelle-Irlande, l'excellence de son climat, étaient vantés avec un lyrisme superbe. La Nouvelle France, qui devait être «le moniteur exact, complet et instructif de la colonie », faisait à cet égard une campagne ardente. Elle ne négligeait rien pour inspirer aux adhérents une confiance absolue. Ce journal était illustré. Or, ce fut un moyen de plus pour tromper ceux qui le recevaient. C'est ainsi qu'on représentait un jour: « L'entrevue du baron de la Croix et du roi Toméo »; un autre jour: « Une culture à Port-Breton », toutes choses qui n'avaient existé que dans l'imagination du dessinateur.

Il publia même une carte de Port-Breton, où l'on voyait figurer des maisons, une église, une route carrossable, alors qu'il n'y avait à Port-Breton qu'une vague construction en planches mal jointes, abritant à grand-peine les émigrants de l’India. C'est après avoir ainsi préparé le terrain que de Rays songe à donner une impulsion encore plus grande aux souscriptions, par la fondation des « Sociétés d'exploitation ».

Une première société fut fondée à Paris pour l'exploitation d'une sucrerie, etc. Une seconde, sous le nom de « Société des fermiers généraux de la Nouvelle-France », fut fondée à Nantes. Le chef de cette Société, un nommé Poulain, disparut un beau jour emportant la majeure partie du produit des souscriptions, 541 000 francs environ. Puis on essaya de fonder au Havre une société dite « Société franco-océanienne de commerce et de navigation », au capital de 3 millions, divisé en 6 000 actions de 500 francs. Celte combinaison échoua piteusement. Pareil échec attendait la fondation de la « Société franco-océanienne des mines de la Nouvelle-France ».

Vue générale de Port-Breton Baudoin p 171.jpg

Telle est l'histoire abrégée des Sociétés d'exploitation de la Nouvelle-France. Ici se termine l'exposé des faits qui, d'après la prévention, justifient la qualification de «gigantesque escroquerie» qu'elle applique à l'œuvre du marquis de Rays. Mais de Rays et quelques-uns de ses coprévenus ne sont pas seulement inculpés d'escroquerie : ils ont encore à répondre de contraventions aux lois sur l'émigration et d'homicides par imprudence. Il ne nous reste plus qu'à résumer cette dernière partie de la prévention, la plus triste certainement.

Les émigrants

 A mesure que les souscripteurs devenaient plus nombreux, de Rays appliqua ses efforts à rengagement d'émigrants à destination de Port-Breton. On recruta en France, en Belgique, en Italie, en Espagne de pauvres diables qui ne demandaient pas mieux que de «faire fortune». On leur assurait que, moyennant l'engagement de servir pendant cinq ans dans les usines de Port-Breton, on devait toucher 2 000 francs par trimestre, avec logement, chauffage, éclairage et nourriture gratuits pendant la première année. Ceux qui s'engageaient pour servir dans la milice, car il devait bien entendu y avoir une milice à Port-Breton, recevaient en outre 15 hectares de terrain, avec maison de quatre pièces au moins.

Mais le gouvernement Français vint malencontreusement déranger toutes ces combinaisons en interdisant formellement aux agents d'émigration d'engager pour Port-Breton. Les ministres de l'intérieur et de l'agriculture et du commerce, dès le mois de juillet 1879, mirent par des circulaires le public en garde contre l'entreprise. De Rays fut même poursuivi deux fois pour infraction aux lois sur l'émigration, mais il eut la bonne fortune de bénéficier d'une ordonnance de non-lieu, les faits ne paraissant pas suffisamment caractérisés. Aujourd'hui la prévention s'appuie sur un procès-verbal dressé au Havre en 1880 par le commissaire de l'émigration, et constatant une contravention formelle à la loi.

Traqué en France, de Rays transporta à Barcelone son quartier général. C'est de là surtout qu'il dirigea le service de l'émigration.

 Quatre navires ont, de 1879 à 1881, transporté des émigrants à Port-Breton: ce sont le Chandernagor avec 89 passagers ; ceux-ci n'avaient pour toute nourriture que du lard pourri, du biscuit rempli de vers, du bœuf corrompu qu'il fallait désinfecter avec du charbon pilé. Il n'y avait ni médecin, ni pharmacien à bord. Les officiers affectaient une brutalité cynique et les supplices les plus barbares étaient infligés aux malheureux passagers. Une fois débarqués les malheureux colons ne trouvèrent qu'une ile dont la nature du sol et du climat ne tardèrent pas à les convaincre que toute culture était impossible. Les vivres qu'ils possédaient en très petite quantité furent promptement épuisés. Six d'entre eux se mirent à la recherche d'une lie où ils pussent être secourus. Mais ils tombèrent, aux îles Bougainville, entre les mains de cannibales qui les firent prisonniers. On ne les a plus revus, sauf un seul, nommé Bœro. Il eut la bonne fortune d'échoir en partage à un chef de tribu, qui le traita avec beaucoup d'égards. Mais il fut obligé de se faire anthropophage comme eux.

Ceux qui étaient restés à Port-Breton furent secourus par le missionnaire anglais Branel, qui fit transporter à l'île Makata les quarante-quatre plus malades.

Sur ces 89 émigrants, 27 sont morts et 21 disparus. L'expédition du Génil ne fut pas plus brillante: il y avait à bord 135 colons, mais à chaque escale des désertions se produisirent.

L'India, parti de Barcelone, avait à son bord 329 personnes dont 250 Italiens. Ces deux expéditions ont coûté la vie à 51 personnes. Enfin, la Nouvelle-France partit de Barcelone le 7 mars 1881 emportant 150 colons. Mais à Singapore le plus grand nombre avait appris l’issue désastreuse des précédentes expéditions, abandonnèrent le vapeur. Le reste fut débarqué à Port-Breton, puis recueilli et conduit à Marseille.

 

 

L'œuvre du marquis de Rays avait vécu, et c'est en ces termes que le révérend Rooney, chef de !a mission anglicane des îles du Duc d'York, en a prononcé l'oraison funèbre :

« Je visitai, a-t-il écrit, la scène des dernières expériences de colonisation du marquis de Rays, à Port-Breton, situé à l'extrémité sud-ouest de la Nouvelle-Irlande. Partis le 19 juin 1882, nous mouillâmes à Port-Breton le matin suivant. Nous trouvâmes une grande baraque vide, les ruines de deux maisons privées et quelques sépultures, avec une petite clairière le long de la plage déjà couverte d'une épaisse végétation tropicale. C'est là tout ce qui reste de la colonie libre de Port-Breton dont l'établissement a, paraît-il, coûté bien des millions, sans parler de la misère endurée par beaucoup de malheureux colons et du nombre de vies qui ont été sacrifiées. Il était impossible de choisir pour une colonie un endroit plus défavorable. Il ne reste maintenant sur ce rivage abandonné d'autre vestige du passage des hommes qu'un cimetière où reposent les corps de soixante-dix colons.»

            Voici maintenant les noms des douze prévenus :

 

1° Charles-Bonaventure du Breil, se disant marquis de Rays, propriétaire, cinquante ans, détenu ;

2° Émile-Jean-Marie-Joseph Sumien[7], quarante-trois ans, sans profession, demeurant à Marseille, détenu;

3° Joseph-Jacques-Léon Roubaud, cinquante-quatre ans, notaire honoraire à Marseille, libre.

4° Stephen Auxcousteaux, soixante-neuf ans, ancien commissaire de l'émigration, au Havre, libre ;

5° Lucien-Pierre de Puydt, soixante-cinq ans, ingénieur civil à Paris, libre ;

6° Jules-Auguste Le Prévost, quarante-sept ans, capitaine au long cours, à Paris, libre ;

7° Jean Poulain, trente-sept ans, armateur, ayant demeuré en dernier lieu à Nantes, en fuite;

8° Raymond Chambaud, trente-neuf ans, ancien notaire, sans domicile ni résidence connus, en fuite;

9° Titeu de la Croix, ancien secrétaire de commissaire de police, sans domicile connu, en fuite ;

10° Émile-Victor Pasquier, trente-sept ans, sous-directeur comptable à la Fonderie de Villers-Cotterêts, libre;

11° Aimé-Joseph-Adrien Guillon, trente-six ans, ancien notaire à Paris, libre ;

12° Jean-Anatole-Henri Bugeaud, de Redon, soixante et un ans, ancien chef de bataillon à Marseille, libre.

Les débats sont présidés par le président de la 8e chambre, M. Bagnéris. M. le substitut Falcimaigne, qui a rédigé le réquisitoire définitif, soutient la prévention. »

 

Fin du compte rendu du procès par « L’Impartial » de Chaux-de-Fonds

 

 

ÉPILOGUE

 

 

Le 27 novembre 1883, Charles-Bonaventure du Breil, marquis de Rays est jugé sous l’inculpation d’escroquerie, devant la huitième chambre du Tribunal correctionnel de Paris. Malgré une défense très argumentée de son avocat, maître Las Cases, le marquis de Quimerc’h est condamné le deux janvier 1884 à quatre années de prison ferme (il a déjà effectué un an et demi de prison préventive), à 3000 francs d’amende et à la vente de ses biens pour rembourser (dédommager au moins) ses débiteurs. Peine qui sera confirmée en appel en 1884 par la Cour d’Appel de Paris.

Chez les autres prévenus, Sumien est condamné à deux ans de prison (peine réduite à 6 mois en appel) et 3000 francs d’amende; Roubeau est acquitté ; Auxcousteaux (acquitté en appel) et de Puyd sont condamnés à 6 mois de prison et 3000 francs d’amende ;  Le Prévost est acquitté ; Chambaud est par défaut condamné à cinq ans de prison et 3000 francs d’amende ; Pasquier est condamné à huit mois de prison et 3000 francs d’amende ; Guillon est acquitté.

Rentré chez lui à Bannalec à sa sortie de prison, le marquis essaiera de gagner un peu d’argent en commercialisant une poudre aux pouvoirs merveilleux qui se révèlera être du granite finement broyé. L’escroquerie s’arrêtera rapidement.

Il se retire au manoir de Coataven en Melgven où il décède le 29 juillet 1893.

 

Sa tombe, oubliée, est toujours visible au cimetière de Bannalec, où il repose en compagnie de sa fille Émelie Marie.

  

FAMILLE

 du BREIL de RAYS

ICI REPOSENT

 Monsieur Charles Bonnaventure Marie

 DUBREIL

 Marquis de RAYS

 Né le 2 janvier 1832

Décédé le 29 juillet 1893

 Priez pour lui

 Émelie Marie

 DUBREIL de RAYS

 Décédée le 8 août 1871

 À l’âge de 1 an

Aucune allusion à Port-Breton ni à La Nouvelle France …

 

On notera aussi que  l’orthographe du nom du marquis varie, et les deux formes DUBREIL et du BREIL figurent sur la tombe. L’acte de décès de la fille du marquis indique  les prénoms de Émilie (et non Émelie)-Marie-Anne-Désirée

 

« POST - ÉPILOGUE »

 Cette affaire de Port-Breton  qui a eu  un retentissement mondial, a fait du marquis de Rays un personnage à mi-chemin entre l’aventurier au grand cœur et l’escroc cynique. Un vrai personnage de roman, ce qui n’a pas échappé à l’un des auteurs les plus célèbres de l’époque, Alphonse Daudet. Celui-ci va, douze ans  plus tard, s’inspirer du marquis de Rays et de sa colonie de la Nouvelle-France pour écrire un court roman intitulé « Port-Tarascon », dans lequel  « le grand, l’intrépide, l’illustre  Tartarin de Tarascon »  jouera les aventuriers colonisateurs, ruinera ses compatriotes et, comme le marquis,  trouvera la mort quelque temps après la fin de l’aventure.

Alphonse Daudet n’était pas très apprécié par les Tarasconnais  pour les avoir un peu ridiculisés dans « Les aventures de Tartarin de Tarascon ».  Il prétend même, dans son adresse à Léon Allard qui ouvre le roman,  qu’un commis voyageur, « ayant par une homonymie fâcheuse ou simple fumisterie signé « Alphonse Daudet » sur le  registre de l’hôtel, s’était vu brutalement assailli à la porte d’un café et menacé d’un plongeon dans le Rhône ».

Pourtant, prétend-il, contraint de s’y rendre pour rencontrer son ami Mistral, il est surpris du calme qui règne à Tarascon. En ville, les deux amis ne « voient » que magasins fermés et rues désertes, la petite cité semble « abandonnée ». Mistral interroge maître Picard, un personnage du roman, commissaire de surveillance de la gare :

« Eh ! bé, maître Picard … Et les Tarasconnais ? Où sont-ils ? Qu’en avez-vous fait ?

- Comment ?... Vous ne savez pas ? D’où sortez vous donc ? Vous ne lisez donc rien ? Ils lui ont pourtant fait assez de  réclame à leur île de Port-Tarascon  ...  Eh ! oui, mon bon … Partis, les Tarasconnais    Partis coloniser, l’illustre Tartarin en tête … Et tout emporté avec eux, déménagé jusqu’à la Tarasque ! »

Alphonse Daudet, à la fin de son introduction cite Pascal qui a dit : « Il faut de l’agréable et du réel ; mais il faut que cet agréable lui-même soit pris du vrai. »

Doctrine qu’il va essayer de faire sienne dans cette histoire de Port-Tarascon, puisque, nous prévient-il, « mon récit est pris du vrai, fait avec des lettres d’émigrants, le « mémorial » du jeune secrétaire de Tartarin, des dépositions empruntées à la Gazette des Tribunaux ; et quand vous rencontrerez, çà ou là, quelque tarasconnade par trop extravagante, que le crique me  croque si elle est de mon invention ! » Et en note de bas de page, il conseille au lecteur de lire dans les journaux de l’époque (douze ans auparavant) « le procès de la Nouvelle-France et de la colonie de Port Breton ».

 Nous aurons donc suivi les conseils de cet illustre auteur, près de cent vingt ans plus tard, en nous tournant vers la presse pour faire connaissance avec cet étrange Charles Bonnaventure Marie  du Breil, marquis de Rays, et son utopie coloniale.

 

   

Notice biographique succincte de C.-B. du Breil, marquis de Rays

 

Naissance en 1832 à Lorient où ses parents résident une partie de l’année dans une maison familiale, rue des Fontaines. Ils possèdent également le domaine de Quimerc’h  à Bannalec, ancienne propriété de la famille de Tinténiac, rachetée en 1807 par le grand-père paternel de C.-B. du Breil (au fils de l’ancien maire de Lorient, Esnoult des Châtelets). Les premières années se passent entre Lorient, Bannalec et le manoir de Kermadéoua en Kernevel (Rosporden).

En 1848 il entre au collège Saint-Vincent de Rennes, mais en 1851 il part pour l’Amérique d’où il reviendra vers 1857. En 1859 il est à La Réunion puis on le retrouve au Sénégal où il envisage de produire de l’huile d’arachide. En 1863, après un court séjour à Bannalec, il part pour l’Indochine. En 1865 il est dans la Cordillère des Andes. Mariage à Orly en 1869. En 1874, il est premier adjoint à la municipalité de Bannalec, et le 27 avril de la même année, il est nommé Consul de Bolivie. 1877 : C.-B. du Breil publie la première petite annonce pour la « Colonie libre de Port-Breton ». En 1882, il est arrêté à Madrid. Libéré en 1886, il doit vendre le château de Bannalec en 1888. Il meurt le 28 juillet 1893 au manoir de Coataven.

 

 

Généalogie simplifiée de Charles-Bonaventure-Marie du Breil, marquis de Rays

 

 

Mariage

Épouse

Roland du Breil, chevalier,

Sgr de Rays, + 1502

1461

(M2) Jeanne de Férigat

Roland du Breil, chevalier,

Sgr de Rays, + 1528

1500

Guillemette des Bois, de Jean et Françoise Bernier

Olivier du Breil, écuyer, Sgr de la Villemanouël, +1542 (Canada)

1536

Madeleine Le Bégassoux, de Jean et Françoise de La Bouexière

Julien du Breil, chevalier, Sgr de Rays, de la Villemanouël, + 1592

1565

Marie ou Jeanne-Louise Thomas de La Caunelaye

François du Breil, chevalier, Sgr de Rays, +1636 à La Mallerie

3 juin 1585

(M1) Claude d’Acigné, de Louis et Claude de Ploerec, fille de François et de Louise de Rosmadeuc

Guy du Breil, chevalier, Sgr de Rays, +1647

1614

Claude de Boiséon, fille de Pierre et de Marguerite Guéguen de Granville et Brangolo

Jean du Breil, chevalier, Sgr de Rays, baron de Boisjean, +av. 1680

1643

(M1) Louise du Quengo de Tonquédec, sans enfant ; (M2) Jeanne de Pontual, dont

Guillaume-Dinan du Breil, comte de Rays et de Plessis-Bélisson, 1655-1720

6 juin 1689

(M2) Angélique de La Monneraye, fille de Pierre et de Catherine de Kergozon

François-Dinan, chevalier, vicomte de Rays ; + vers 1764

7 décembre 1745

Mauricette-Josèphe du Halgoët, fille de … et de N. de Clisson

Guillaume Bonaventure du Breil marquis de Rays, rachète  Quimerc’h ; + 18-04-1807

15 juin 1772

Anne-Josèphe de Tinténiac, fille du marquis François-Hyacinthe  (propriétaire de Quimerc’h) et de Marie-Rose de Tréouret de Kerstrat

Charles-Gabriel du Breil, marquis de Rays (se fixe en 1807 au château de Quimerc’h) +1838

17-11-1830

Marie-Augustine-Désirée Prévost, fille de Jean-Louis et de Charlotte d’Amphernet de Pontbellanger

Charles-Bonaventure-Marie du Breil, marquis de Rays, 3 janvier1832 à Lorient - 28 juillet 1893, Coataven

22 septembre 1869, à Orly

Adélaïde-Joséphine-Émilie Labat, fille d’Isidore et de Sidonie Thuiller

 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Les deux premiers ouvrages cités proposent de très riches bibliographies auxquelles on pourra se référer.

 

Daniel Raphalen, L’Odyssée de Port-Breton, Le rêve océanien du Marquis de Rays, Collection Bretons à travers le monde, Éditons Les Portes du Large, Rennes, 2006 (1ère édition en 1986)

Daniel Floch, Port-Breton, la colonie tragique, Editions Ouest-France, 1987

Daniel Raphalen, Christiane Sancéau, Louis Donal, Histoire du château de Quimerc’h, par le Comité d’Histoire locale de Bannalec, 1974, pp 21-24

 

Ouvrages téléchargés ou consultés sur internet (gallica.fr et archives.org) et d’où sont extraites les illustrations du texte :

 

P. de Valamont, La vérité sur la colonie de Port-Breton et sur le Marquis de Rays, Extrait de la sténographie du jugement du Marquis de Rays et du journal La Nouvelle France,  Imprimerie Lafare Frères, Nîmes, 1889

George Brown, Pioneer-Missionary and explorer, An Autobiography, Hodder and Stoughton, London, 1908, pp 353-370 - (Récit du sauvetage des colons du marquis de Rays, entre le 31 mars 1880 et le 7 avril 1881 - Illustrations légendées en anglais)

Le Baron Marc de Villiers du Terrage, Conquistadors et roitelets, Rois sans couronne, du roi des Canaries à l’empereur du Sahara, Perrin et Cie, Paris, 1906, pp 373-395

Vicomte du Breil de Pontbriand, Vertu de nos pères, Champion Éditeur, 1913

P. de Groote, Nouvelle colonie libre de Port-Breton (Océanie), Œuvre de Colonisation agricole, chrétienne et libre, de Monsieur Charles du Breil, marquis de Rays, Société générale de librairie catholique, Paris, 1880

A. Baudouin, L’aventure du Port-Breton et la Colonie libre dite Nouvelle France, Souvenirs personnels et documents (Médecin de la quatrième expédition), Maurice Dreyfous Editeur, Paris, 1882

Paul du Breil de Pontbriand, Histoire généalogique de la maison du Breil, Le Roy, imprimeur, Rennes, 1889, et le Supplément aux additions et corrections, Simon, imprimeur, Rennes, 1898

Journaux

L’Impartial,  13 et 14 juin 1883, Résumé des nouvelles et feuilles d’annonces, paraissant à Chauds-de-Fonds tous les jours, sauf le lundi

Tous les numéros du journal « La Nouvelle France », du 15 juillet 1879 au 15 octobre 1885 sont accessibles et téléchargeables au format pdf  sur gallica.fr.

Sans oublier la version papier de

Alphonse Daudet, Port-Tarascon, Dernières aventures de l’illustre Tartarin, Select-Collection, Ernest Flammarion, Paris, sd

         

           Merci aussi à Marcel Jambou qui  nous a très chaleureusement accueillis et guidés à Bannalec, et a permis à beaucoup d’entre nous de faire connaissance avec le Marquis de Rays …

   Marcel Jambou évoque le Marquis de Rays

(Photo SAHPL)

 



[1] RAPHALEN, Daniel, L’odyssée de Port-Breton, Le rêve océanien du marquis de Rays, Les Portes du large, Rennes – 1986, réédition de 2006

[2] Charles-Bonaventure Marie du Breil de Rays est né à Lorient le 2 janvier 1832 à Lorient, 18, rue des Fontaines, fils de Charles Gabriel du Breil, comte de Rays et de Marie-Désirée Prévost son épouse. Sont notamment témoins, Bonaventure-Marie Ange, Chevalier de Tinténiac, cousin issu de germain du père et Dame Denise Dampherney, épouse de Jean-Louis Prévost, « aïeule maternelle de l’enfant ».

[3] DE GROOTE, Pierre, Dr en médecine, Nouvelle France, Colonie libre de Port-Breton, Société générale de librairie catholique, Paris, 1880

[4] BROWN, George, A pioneer-missionary and explorer, an autobiograpgy, Hodder and Stoughton, London, 1908, p. 353- 366

[5] En français dans le texte

[6] Les illustrations ont été ajoutées

[7] Rédacteur du journal La Nouvelle France